Quelques questions posées à l’extraordinaire Albert Silindokhule Ibowe Khoza à propos d’ And So You See… qu’il a co-créé avec la chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin.
Comment en êtes-vous venu à travailler avec Robyn Orlin ?
J’ai rencontré Robyn alors que j’étais encore à la fac. On étudiait le travail de nombreux chorégraphes et artistes sud-africains et étrangers, et on s’est concentré sur son parcours et son œuvre. Son travail m’intriguait. J’aimais la manière dont il m’attirait, la folie à travers laquelle il m’était possible de m’affirmer. Cette folie renferme diverses thématiques chères à Robyn que de nombreux spectateurs ont du mal à appréhender, des sujets qui sont souvent polémiques mais qui touchent à la vérité. Et c’est lorsque j’ai vu Daddy…, présenté pour la première fois en Afrique du sud, que j’ai rencontré Robyn. Un de mes professeurs jouait dans la pièce. Je l’ai donc d’abord rencontrée en tant que fan ! Lorsque j’ai transformé un de mes travaux de fin d’étude en une performance, mon professeur l’a invitée à la représentation pour qu’elle voit mon travail. Comme c’était ma dernière année à l’université, je cherchais une compagnie avec qui travailler et je n’en trouvais aucune. Quand je passais les auditions, on me disait que j’étais trop grand et trop gros et que je devais m’adresser à Robyn Orlin car il n’y avait qu’elle qui travaillait avec mon genre de personne. Ce qui est beau là-dedans c’est que j’ai fini par travailler avec elle ! Elle est venue voir mon spectacle, à la fin on a discuté et elle m’a mis en contact avec son agent, qui est mon agent désormais. J’ai tourné avec mes propres pièces jusqu’à ce que l’on décide de travailler ensemble.
Qu’est-ce qui vous réunit mis à part votre corps ?
Mon corps mis à part, beaucoup de chose ! J’aimais le côté polémique de son œuvre. J’aimais son esthétique, qu’elle n’a jamais perdue même lorsqu’elle s’est installée à Berlin. Aujourd’hui encore il est pertinent d’avoir un performeur noir sur scène, il est pertinent de faire entendre des voix africaines. Le plus beau pour moi, c’est notre collaboration. Robyn est blanche, sud-africaine, elle a grandi dans une Afrique du sud ségrégée et blanche. Je fais partie de la génération « born-free » [né libre]. Nos deux générations se rejoignent et je trouve ça passionnant parce qu’elle est une chorégraphe d’un certain âge mais elle a conservé une intelligence qui m’attire. Je suis attiré par beaucoup des sujets qu’elle aborde et beaucoup de ses créations. Il y a la question de la danse comme medium et des politiques de la danse, de ce qui constitue la danse. On continue de considérer la danse comme un concept occidental et de fait la danse africaine n’est pas considérée comme de la danse. Lorsqu’on la met sur une scène la danse africaine est étiquetée comme danse contemporaine et donc, en soi, n’est pas considérée comme de la danse. Robyn met le doigt là où la danse est politique.
Donc votre collaboration est autant politique qu’esthétique ?
Elle est politique et esthétique sur différents plans mais on retrouve du politique partout. En tant qu’artistes on est confronté au politique dans notre médium, notre art. On est confronté au politique dans le discours que l’on a à poser sur ce qui se passe dans le monde. Je trouve beau que dans And So You See… nous ayons eu à faire une pièce assez ouverte, afin que tout le monde puisse s’y relier ; que la pièce ne concerne pas que les spectateurs sud-africains mais qu’elle s’adresse à tout le monde.
Est-ce que c’est pour ça que vous avez travaillé sur les sept péchés capitaux, comme un universel ?
Oui. Robyn n’est pas chrétienne. Moi je suis né dans un environnement chrétien mais je m’en suis éloigné car je ne crois pas à la religion. Pour moi, les sept péchés capitaux sont cruciaux, ils sont notre douleur existentielle. Qu’on les condamne ou qu’on les promeuve, nous ne sommes rien sans les sept péchés capitaux, nous n’existons pas sans eux. Et ils sont présents partout, dans nos vies, notre quotidien, nos sociétés et nos communautés. Et à travers eux on retrouve le politique.
Et dans tout ça, comment est-ce qu’on en vient à Mozart ?
Quand il composa son requiem, Mozart était dans une période noire et nous traversons une même période noire en ce moment. Je n’aimais pas Mozart, je n’aimais pas sa musique, je détestais ! Robyn le savait. C’est occidental et pour la travailler, je devais me sortir de mon corps. Mais lorsque j’ai commencé à l’écouter attentivement, je me suis rendu compte que je pouvais la coloniser. On colonise Mozart ! On l’utilise de la manière la plus étrange qu’il soit. Les chrétiens ne tergiversent pas avec un requiem, avec le Requiem de Mozart, ils l’abordent de manière frontale. Nous, nous l’utilisons bizarrement. Et c’est ce qui est beau. Mais certaines personnes ne comprennent pas notre démarche.
Pourtant le requiem est un chant pour les morts, ce qui est universel…
Oui bien sûr. Au moment de la création, dès le départ, il fallait revenir aux morts, revenir aux morts, revenir aux morts… et dans le contexte actuel, qu’est-ce qui nous attend ? Certains disent qu’il serait mieux que tout le monde disparaisse pour que l’humanité renaisse. Mais dans la pièce, l’idée de réincarnation est sans cesse, sans cesse, sans cesse liée à la mort. Notre monde se meurt. Partout. De quelque sujet que l’on parle, la couche d’ozone par exemple, nous générons notre propre disparition.
A quoi faites-vous référence lorsque vous parlez de la « culture africaine » ?
Il ne faut pas oublier que, la plupart du temps, chez nous il est plus facile de communiquer en anglais. Mais il faut garder en tête qu’en tant qu’africains, nous n’aimons pas utiliser la langue anglaise car les mots anglais dénaturent la vérité de nos propos. Il n’y a pas de mots en anglais qui puisse satisfaire un africain. Il est beaucoup plus simple de parler dans notre propre langue. Mais il me semble que c’est la même chose en France. Les première fois que je suis venu en France, on me disait « Met-toi au français parce que les français n’aiment pas qu’on leur parle anglais ».
Le mot « culture » peut nous emmener très loin. En tant que peuple africain nous avons nos propres systèmes et nous essayons de les faire vire, même après que l’on ait été colonisés, même après que l’on ait été libérés. La liberté est un lieu dangereux. Qu’est-ce que la liberté ? Peut-on la toucher, peut-on la voir ? Est-elle tangible ? Si je devais décrire ce qu’est la culture africaine, on s’aventurerait dans une infinité de strates. Nous sommes un peuple, nous avons nos croyances et si l’on tente de définir ce qu’est notre culture cela signifierait que je tente de marquer une séparation entre moi et vous.
Une dernière question concernant votre magnifique coiffure ! Est-ce qu’elle signifie quelque chose ou est-ce que c’est juste de la coquetterie ?
C’est une coiffure que j’avais l’habitude de me faire dans mon pays. Chez moi j’ai un livre qui répertorie différents type de coiffure venant des quatre coins d’Afrique. On m’a appris à être ouvert à la culture d’autres peuples et à m’intéresser aux histoires et aux vies des peuples d’Afrique. Quand je les ai découvertes, j’ai commencé à reproduire et à adopter ces différentes coiffures.
Pendant le travail sur la pièce, comme je me compare à une chèvre, on a travaillé autour de la figure de la chèvre. On voulait me mettre des cornes, on a essayé plusieurs choses mais le jour où je suis arrivé avec cette coiffure Robyn a dit « Oui ! Voilà ce qui nous faut ! » Je me coiffe de différentes manières : je peux avoir les cheveux longs, avec de longues queues, parfois je mets des coquillages, etc. C’est de la coquetterie et c’est une manière pour moi d’embrasser les coiffures africaines.
Interview le 29 mars 2018. Propos recueillis et traduits par Adèle Cassigneul