Retour sur La Rive dans le noir: entretien avec Pascal Quignard & Marie Vialle

Lors de la venue de l’équipe de La Rive dans le noir, un petit groupe d’étudiant.e.s du Master de Création littéraire (Université de Toulouse – Jean-Jaurès) a suivi les répétitions et accompagné la reprise du spectacle dans la boîte noire de l’Atelier 1. Le 19 décembre 2017, à l’issue de la représentation, ils ont mené un bord de scène avec Pascal Quignard et Marie Vialle dont nous vous livrons ici les échanges.

Une captation vidéo a été faite de l’entretien, elle est disponible ici.

 

– Bonsoir et merci de partager ce bord de scène avec le public du Théâtre Garonne. Cela fait plusieurs années que vous collaborez au théâtre, mais c’est la première fois que vous partagez la scène. Quels espaces de création cela vous ouvre-t-il et qu’est-ce que cela vous permet de construire ?

Pascal QUIGNARD – J’avais déjà écrit trois pièces pour Marie, et avec une danseuse butô, Carlotta Ikeda, j’étais monté sur scène. Être dans le noir, pour les raisons que je dis dans le texte, ça compte pour moi, c’est un vieux symptôme. Et l’angoisse aussi compte pour moi : ça me plaît d’avoir une angoisse motivée. Je préfère les angoisses motivées aux angoisses immotivées. J’en ai parlé à Marie, qui a accepté que je vienne sur scène pour cette quatrième pièce avec elle. Marie, depuis toujours, ne veut pas de metteur en scène. Et dans ce spectacle, nous sommes deux, sans metteur en scène, très souvent de dos, sans nous voir vraiment. Nous faisons une mise en scène à l’aveugle, et cela nous passionne.

Marie VIALLE – Pour moi, le travail avec Pascal est différent de mon travail d’actrice.Ce que je cherche avec les pièces de Pascal, c’est une manière de trouver de nouveaux espaces, d’approfondir une certaine forme de liberté que je peux avoir avec ma voix, avec mon corps, sans avoir de comptes à rendre. Je ne sais pas pourquoi, mais les textes de Pascal me permettent de trouver ça, quelque chose de plus archaïque. Dans les trois premières pièces, je n’avais pas non plus de metteur en scène. J’adore être dirigée par d’autres metteurs en scène, mais là il s’agit d’autre chose, de construire un rêve qui est le mien. Ce qui était passionnant avec Pascal, c’était de faire ce rêve à deux et d’avoir confiance uniquement en nos sensations physiques, en notre intuition.

Pascal QUIGNARD – C’est un rêve à deux, mais cela ne veut pas dire que je la mets en scène et qu’elle me met en scène. Nous nous mettons en scène, avec une complicité, et des disputes bien sûr, mais une vraie confiance. C’est du rêve à deux, ce n’est pas du tout du théâtre. C’est plus sauvage.

– Justement, qu’est-ce que vous permet la performance ? Pourquoi choisir cette forme pour La Rive dans le Noir ?

Pascal QUIGNARD – Je fais des performances de ténèbres, je l’ai fait une fois avec la danse, je le fais dans La Rive dans le noir avec Marie, je vais le faire pour un opéra. En fait, cela me passionne vraiment d’être dans le noir. J’ai fait une longue psychanalyse. Il y a un âge où il faut se guérir, et puis il y a un âge, où n’étant pas guéri, il faut accepter son symptôme et y plonger complètement, mais avec une distance qui le rend beaucoup moins angoissant qu’il ne l’était à l’origine. Je ne sais pas très bien ce que nous tentons… Marie, quand elle venue me voir la première fois il y a quinze ans, voulait faire quelque chose qui échappait aux normes du théâtre. Et c’est ce que nous faisons.

Marie VIALLE – Bien sûr, nous sommes sur scène, dans un théâtre, il y a de la musique. Mais je ne veux pas être contrainte par un code. Ce qui m’intéresse, c’est d’être libre et de tenter des choses, plutôt comme une musicienne, comme j’interpréterais, sans que ce soit uniquement le texte qui motive les choses. Je n’avais pas envie de raconter une histoire, je n’avais pas envie de me mettre dans la forme du conte. Je ne sais pas trop ce que j’ai fait et je ne peux pas dire avec certitude de quelle forme il s’agit. Depuis ma position, comme actrice, décider de dire telle chose et ne pas répondre au désir d’un metteur en scène, c’est vraiment différent et cela me place à un autre endroit, dans une autre forme de création. Quand on est acteur, on se laisse aussi traverser par des choses et c’est merveilleux. Mais là c’est un petit peu différent. Ça me libère.

– La confiance dont vous parliez, on la perçoit entre vous deux, mais également avec les oiseaux. Est-ce que vous recherchez vraiment cette imprévisibilité et qu’est-ce qu’elle vous apporte quand vous jouez ?

Pascal QUIGNARD – Sur scène, c’est de l’imaginaire. Mais il y a aussi du réel. Il fallait des animaux, car il fallait de l’imprévisible. Jacques Lacan disait que le réel c’est là où on se cogne : tout à coup quelque chose surgit, on se fait une bosse. Comment amener du réel ou de l’imprévisible sur scène ? Ce n’était pas difficile à trouver, même si j’ai mis du temps : ce sont les oiseaux sauvages. On ne peut pas prévoir ce qu’il vont faire. Dans ce cas il y a une impression de réel qui nous soumet à cet imprévisible. Je me souviens que lorsque nous avons joué à Tarbes, la corneille ne pouvait absolument pas voler, elle me montrait sa joue, une goutte de sang en coulait car elle avait une tique qui gonflait… Ça c’est le réel, c’est parfaitement émouvant comme contact. Cela ajoute quelque chose à la fabrication perpétuelle et mécanique. Je ne suis pas un grand amateur de télévision, mais les seules choses qui m’intéressent sont les choses en live, et surtout pas les choses complètement reconstruites.

Marie VIALLE – Quand je suis avec l’oiseau sur scène, j’ai un parcours, je sais quand je rentre et quand je sors. Mais l’oiseau permet une grande concentration et un grand abandon en même temps, c’est un état très particulier. Je ne connaissais pas le travail avec les oiseaux avant de faire La Rive dans le noir. Les oiseaux sont libres, ils peuvent partir. Hier soir, au cours de la représentation, la chouette est partie. Ce contact avec le vivant pur, avec l’animal, cela permet d’être juste avec ce qui se passe. Il faut être concentrée sur autre chose que soi-même, et cela permet un abandon, un vrai abandon. C’est un état de jeu, en tout cas de présence et d’être, qui est très surprenant, qui entraîne ailleurs.

– Le spectacle a évolué depuis sa création. Comment travaillez-vous à cette évolution, quels allers-retours faites-vous entre le texte et la scène ?

Marie VIALLE – Ça a énormément bougé depuis la création en juillet 2016 au festival d’Avignon. C’est comme si tout s’était « matiéré » petit à petit. Avec Pascal, on joue et souvent on va déjeuner ensuite, et on parle. Je signale à Pascal des moments et lui ensuite ajuste le texte. Il y a quelque chose qui s’est simplifié, qui est devenu plus nu, plus direct. On partage ce qu’on ressent et en général cela tombe assez bien. Et en même temps des fois on résiste. Pascal tient à certaines choses, moi à d’autres, et parfois on met du temps, on ne lâche jusqu’à ce qu’il y ait quelque chose qui naisse, quelque chose qu’on cherche ensemble en fait. Cela se fait comme ça : en pratiquant, petit à petit.

– Comme spectateurs, on peut avoir l’impression d’assister à une sorte de rituel chamanique, à certains moments à un conte… Vous Marie Vialle, vous interprétez merveilleusement bien les cris d’oiseaux, les cris d’animaux… Est-ce une manière de renouer avec une sorte de langage archaïque ou de retrouver une sorte d’ancien langage, quelque chose qui est hors des mots ?

Marie VIALLE – Sans doute, mais je ne l’ai pas réfléchi comme cela. Simplement, j’avais une lubie depuis longtemps. J’avais dit à Pascal que j’avais envie qu’on travaille avec les oiseaux, je lui avais fait écouter des chants d’oiseaux. Quand il a écrit La Rive dans le noir, il a laissé un espace pour ça, qu’il a appelé le « concert des animaux de jadis », et moi j’ai travaillé en écoutant des cris que j’aimais, des sons que j’aimais, j’ai constitué une sorte de partition. Dalila Khatir m’a beaucoup aidée et encouragée, car tout ça n’est pas réfléchi. Ce sont des sons que j’aime, que j’ai répétés, que j’ai entendus, que j’ai imités. Je n’y mets pas un sens. Mais je vois bien que cela dégage quelque chose, ça ouvre des espaces. Je peux même dire qu’à force de le faire, ça relie à quelque chose, ça donne une certaine assise de pouvoir être traversée par des sons que je croyais pas pouvoir faire. Je les ai juste écoutés, écoutés, écoutés… Pascal me dit quelque chose et sans réfléchir je commence par le faire. C’est comme un espèce de pacte. Je ne remets pas en question, je le fais et après ça se développe. J’ai suivi cette proposition, sans réfléchir plus que ça, et voilà ce que ça a donné.

Pascal QUIGNARD – Par rapport à la question que vous posez, moi je réponds un « oui » absolu. Ce que dit Marie, ce ne sont pas des précautions de langage. C’est vrai qu’elle n’aime tout ce qui est motivations psychologiques, explications, interprétations… Elle n’aime pas le symbolique. Elle aime qu’on fasse la chose. Ça, c’est le chamanisme.

– Vous avez créé une atmosphère très onirique dans cette performance, notamment à travers les jeux d’ombres et de lumière. Mais on perçoit également un discours plus didactique, une volonté de transmettre un savoir. Est-ce une volonté que vous aviez dès le départ ?

Marie VIALLE – J’avais une joie quand j’ai commencé à travailler les textes de Pascal, d’apprendre, de grappiller des petites noisettes de choses qui m’intéressaient, oui, d’apprendre des choses que je ne connaissais pas. C’est très motivant. Comme c’est raccroché à du rêve, du jeu, du plaisir, j’ai l’impression de le mémoriser. Je ne peux pas apprendre quelque chose comme ça, sans qu’il y ait un lien physique. Quand je travaille les pièces de Pascal, c’est quelque chose qui est très agréable à faire, et à faire passer.

Pascal QUIGNARD – On ne dira pas ce qu’on a caché. Mais l’intérêt dans une œuvre d’art, c’est de crypter un peu de sa vie. Pour moi, cela se voit assez clairement. L’essentiel, c’est de faire passer un tout petit peu de sa vie à l’état vivant sans trop ennuyer… C’est adressé à des morts, bien sûr, mais on peut passer des choses.

Marie VIALLE – Avoir un espace où il est possible d’apprendre, en dehors d’un apprentissage plus conventionnel qui malheureusement me tétanisait, c’est quelque chose de ma vie et de ma joie.

 

Entretien réalisé par Bérénice Marsaud, Marie Deleule, Victorine Pottiez, Samuel Dutacq et Loïc Reverdy. Egalement disponible sur leur blog, Les Poissons rouges.

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