Isabelle Luccioni

Quelle est la construction dramaturgique d’Et puis voici mon cœur ?
La musique est la structure même du spectacle. Elle n’accompagne pas les textes, c’est une musique qui est un élément aussi important que la voix. Tout est musique et chant.
Ça ne veut pas dire qu’il y a de la musique tout le temps, car le silence c’est de la musique aussi. Je travaille avec Auguste Harlé (violoncelliste) et Haris Resic à une longue composition musicale sur ce spectacle. Et puis voici mon coeur c’est une partition rythmique.

Tu expliques qu’après Ulysse(s) (2015 au Garonne) tu as ressenti le désir de radicaliser ton travail de comédienne, notamment autour du monologue intérieur, qui t’est cher. Pourquoi ? Quelle est cette obsession pour le monologue ?
J’ai 62 ans. Hier soir, j’ai écouté une émission avec Régine Chopinot. J’adore cette femme. Elle dit qu’à 70 ans elle s’est rendu compte qu’elle fait toujours la même chose depuis le début de sa carrière. Ça m’a touchée, je me suis reconnue dans sa parole. Ça passe vite une vie de travail. Depuis le début où je travaille, je travaille sur le monologue intérieur. Pour moi, ça n’est pas seulement quelqu’un qui parle et qui s’adresse aux gens. C’est aussi en lien avec la pensée qui se déroule à l’intérieur de nous-même. C’est ça qui m’intéresse. Enfin… que je le veuille ou non, c’est ça qui arrive… que je le veuille ou non c’est comme ça. C’est. J’essaie d’être à l’écoute de ce qui se passe là, de la pensée, de ma pensée. Et ce qui se passe là, c’est de l’ordre de l’obsession, oui. De la fascination. Le rapport que nous pouvons avoir avec le monde et avec nous-même. Le va-et-vient constant entre l’extérieur et l’intérieur. J’essaie de trouver un langage au plateau, à partir de ça, de mon intériorité, de la rendre poreuse et partageable.
Nous venons de vivre deux années terribles, ça implique beaucoup de changement en nous, on se rend compte de la fragilité de notre existence : nous avons été mis face à la mort de manière brutale. Selon moi, nous revenons à des valeurs de l’intime, de l’humain, on a besoin de faire attention. Nous nous rendons compte que l’intime c’est précieux et j’essaie de construire avec ce spectacle une forme où chaque personne peut se reconnaître. Chez moi, cette notion d’intime s’exprime notamment à travers le monologue.
Dans mon premier spectacle, La trop bruyante solitude avec René Gouzenne, c’était déjà un monologue, il passait de la voix intérieure à une adresse publique. Je pense à une pièce de Beckett, une petite pièce exceptionnelle Va-et-vient : ça parle du passage entre la pensée et la parole et vice versa. Ce qui m’intéresse c’est ça, le passage. Par exemple au moment même où nous parlons, le passage entre ce que je dis et ce que je pense. Je cherche la nuit intérieure de chaque personne pour aller vers un langage qui serait plus universel. J’espère toucher chacun. Et quelque part, prendre la main de chacune des personnes dans la salle avec ma voix. C’est Paul Celan qui disait que la poésie c’était « prendre la main », je veux caresser un peu.
On a besoin de réapprendre à respirer, nous sommes en apnée. Nous sommes en convalescence. Nous avons besoin de réapprendre à marcher, à caresser, à chanter… C’est ce que disait Régine Chopinot hier dans l’émission. Elle ajoute « pour moi un danseur ce n’est pas quelqu’un qui danse bien, c’est quelqu’un qui vit sur le plateau. » Wahou ! Chopinot, 70 ans ! J’ai envie de donner cette vie-là, de donner un peu de ça. De donner envie aux gens de chanter, de danser. Donner des bouts de moi. Au début de ma carrière je ne faisais que du texte, après j’ai travaillé avec la vidéo, maintenant je me suis éloignée de tout ça… J’ai envie de créer des projections à l’intérieur même des spectateurs et spectatrices, sans support au plateau.

C’est ça que tu dis dans ta note d’intention en citant Thomas Bernhard : « Et le public ? Nous pouvons élargir la scène à l’infini, la rétrécir aux dimensions du panorama que nous regardons dans notre propre tête. »
Oui ! C’est Nougaro, aussi : « sur l’écran noir de mes nuits blanches, moi je me fais mon cinéma… ». La nuit c'est l’espace de la création et du désir. C'est donc l'espace de la désobéissance. C 'est la sensation d’oublier et de se souvenir de tout en même temps.
Cela procure un sentiment étrange, où le temps n'est plus chronologique. C’est un état de conscience aigu. C 'est ma chambre. La chambre de mon imaginaire. Chacun.e de nous doit trouver cette chambre intérieure, son petit espace pour être au chaud, pour se protéger et garder son secret...
C’est la projection en nous même, c’est élargir notre imaginaire. Au début du spectacle, il y a une dizaine de minutes dans le noir, c’est un challenge, je voudrais plonger les gens dans une chambre d’écoute. Pour se mettre à l’écoute de soi et du monde et pour ça il faut se plonger dans le noir. Au sens premier du terme je vais éteindre la lumière pour qu’on puisse se mettre dans un état de réception et être plus actif.ves.
Le noir est une scénographie, il inclut dans cette chose matricielle le public et le plateau. C’est une entrée utérine. (Rire)

D’ailleurs j’ai l’impression qu’il y a un désir très fort de faire apparaître, entendre une parole à travers l’obscurité, la pénombre. Dans les textes que tu as choisi la nuit, la brume, le chuchotement reviennent souvent. Est-ce que la nuit est révélatrice ? le jour atomise ? La nuit ferait de la place tandis que le jour restreint ?
Je suis d’accord et pas d’accord. Ce n’est pas une réponse mais c’en est une quand même ! Je ne peux pas mettre en opposition, ça ne m’intéresse pas. Non, le silence comme je le disais, c’est de la musique. On est vivant parce qu’on va mourir. Nous avons ce sentiment de finitude en permanence. Le jour arrive après la nuit, sans cesse, sans fin, c’est une histoire de rythme et de successions. Si on regarde et qu’on écoute attentivement, tout est réminiscence. J’adore ce mot. Ça fait appel aussi au va-et-vient dont je parlais. Tout ce qui est à l’intérieur refait surface, se dévoile au jour puis replonge dans l’obscurité… Ce sont des strates, des cycles.

Dans Et puis voici mon cœur nous plonge plutôt dans un cycle nocturne, non ?
Oui, c’est une traversée de la nuit, de l’aube mais à l’intérieur il y a des moments très éclairés. Dans la nuit, il y a aussi des fulgurances. Le jour nous sommes policé.es, nous avons une certaine tenue. La nuit permet la création. La nuit c’est l’espace de la création, et nous sommes plus à l’écoute du monde. Il y a aussi quelque chose de résistant à ne pas vouloir dormir. J’ai parfois des insomnies. Mais ce sont des insomnies très sereines. La nuit c’est l’endroit du désir, on appelle. C’est aussi le lieu, l’espace du désir, de l’attente de l’autre.

Et le titre ? Et puis voici mon cœur ça sonne comme une mise à nu, comme un ras- le-bol aussi : « et puis voilà, il n’y a rien d’autre à ajouter ! ». Est-ce que cette création serait un accomplissement de la femme et de l’actrice que tu es ?
Et puis voici mon cœur, c’est un poème de Verlaine. Il y a un mouvement dans ce vers, c’est vrai. Un élan. C’est le plus personnel de mes spectacles : au niveau de la recherche, de l’implication, du travail. C’est trois ans de travail. C’est énorme.
Je suis partie d’une photo de Brassaï qui représentait un coeur gravé, brut, sans initiales, dans l’espace public à Paris. J’ai voulu appeler ce spectacle Forever, à toi pour toujours, pendant un moment je suis restée avec ce titre. Puis, un jour on m’a dit que c’était fréquent Forever apparaît souvent sur les pierres tombales… Je ne voulais absolument pas cette référence funèbre. J’ai lu ce poème de Verlaine peu après et j’ai changé le titre du spectacle. J’avais trouvé ! Tout ce que je peux te donner, c’est moi, c’est mon coeur. Il y a une grande solitude à l’intérieur de nous. Nous avons besoin d’être consolé.es. Je veux agir comme une caresse à la fois pour moi et pour le public.

Entretien avec Isabelle Luccioni, réalisé par Pauline Lattaque, octobre 2021