Entretien avec Lenio Kaklea

Entretien

D’où est né le projet de l’ouvrage Encyclopédie Pratique, qui a ensuite insufflé Ballad et Out of Place ?

L’idée d’Encyclopédie Pratique (édité aux presses du Réel) m’est venue de la lecture d’un ouvrage. En 2016 j’ai eu l’occasion de lire La culture du nouveau capitalisme (Albin Michel) du sociologue Richard Sennett, où il explique de manière assez limpide comment les pratiques du travail se transforment. J’ai donc voulu poser la même question pour mon propre travail artistique mais aussi pour les pratiques en général. Je suis partie du pari que nous avons tous et toutes une pratique propre, qu’on le sache ou non, de manière consciente ou inconsciente, et que ces pratiques-là sont, probablement, en constante transformation. Ces dernières années, les sociétés occidentales ont parcourus des évènements qui ont profondément ou radicalement changé notre manière de vivre, que ce soit la crise financière de 2008 ou la crise écologique. Mon envie était donc de documenter les changements sociaux à travers le prisme du corps des habitants et des habitantes de plusieurs villes européennes.

Je suis partie du postulat que la ou les pratiques sont développées la plupart du temps dans la sphère intime, qui est étroitement liée à la sphère politique. J’avais cette curiosité de savoir comment l’intime était affecté par ces nouvelles conditions de vie. Je voulais aussi documenter la richesse, ou non, du paysage gestuel qui nous entoure et dont nous faisons partie. Je voulais faire le portrait d’une ville à travers l’usage du corps de ces habitant.e.s. C’est comme cela que j’ai commencé cette collecte, qui allait ensuite devenir une encyclopédie des pratiques.

Comment s’est réalisé ce travail de collecte ?

Cet ouvrage a nécessité un très long travail de terrain. Pendant quatre ans, près de 600 personnes ont été interrogées dans six villes, villages et banlieues européennes. J’étais particulièrement intéressée par les lieux périphériques. Pour Paris, je ne suis pas allée dans le 1er arrondissement mais à Aubervilliers, j’ai aussi été à Guissény, un tout petit village du Finistère Nord, à Poitiers, à Nyon une petite ville balnéaire de Suisse, à Essen, une ville post-industrielle allemande, et à Athènes une métropole multi culturelle où il y a une symbiose énorme de cultures et de langues différentes.

Cette collecte s’est faite par le biais d’un questionnaire écrit pour deux raisons : la première c’est que je ne voulais pas me retrouver avec des heures d’enregistrements impossibles à gérer; et l’écrit nous oblige à résumer et à cadrer le questionnaire. Et ensuite, c’est que le processus d’écriture, seul.e devant un questionnaire est une pratique intime pour la personne qui répond et c’était important pour moi.

C’est essentiel de dire aussi que je les gens qui ont répondu au questionnaire ne me devaient rien. Le processus était un processus d’échange, qui donne quelque chose à l’autre.
Le questionnaire, composé d’une vingtaine de questions a été traduit en plusieurs langues mais est resté le même pendant quatre ans. Les questions étaient assez distantes et très techniques : « Comment s’appelle votre pratique ? Quels sont les accessoires nécessaires ? Est-ce que vous pratiquez seul.e ou à plusieurs ? Est-ce que vous avez déjà été rémunéré.e pour pratiquer ? Est-ce que vous vous sentez libre pour pratiquer ? » Et la dernière question : « Est-ce que vous seriez prêt.e à me la transmettre ? » qui faisait apparaitre d’un seul coup dans le questionnaire, le corps de quelqu’un d’autre, le mien.

Ces réponses ont ensuite été éditées avec Lou Forster, mon compagnon de route dans ce projet, sous forme de mini textes et portraits des pratiques, c’est comme cela qu’est née l’encyclopédie pratique, en tout cas dans sa forme écrite.

Comment s’est fait la passation entre le livre et la scène ? Comment avez-vous choisi les pratiques à mettre en corps ?

Dès le départ de L’Encyclopédie pratique je savais que je ne voulais pas m’arrêter à l’écriture d’une publication. Je voulais qu’il y ait une forme live, d’une part pour le lier à ma pratique de la danse et aussi parce que je trouvais important que l’on puisse avoir accès au corps de la collectionneuse. Pour le choix des pratiques pour les deux spectacles Ballad (solo) et Détours (quartet) j’ai choisi soit des pratiques qui nous étaient étrangères, soit des pratiques que l’on sentait très proches de nous, pour mesurer l’affinité vis à vis de ce que l’on lisait.
Pour prendre un exemple, dans le premier solo Portraits choisis, il y le portrait de la prière, alors que personnellement je viens d’une famille athée. Mais, comme le premier tome du livre parle d’Aubervilliers, où la pratique de la prière est particulièrement répandue, il me semblait nécessaire qu’elle fasse partie du spectacle.

J’ai également choisi comme pratique le fait de se peser, parce qu’elle m’a fait penser à la façon dont mon corps était pesé quotidiennement quand j’étais au Conservatoire National de Danse Contemporaine d’Athènes (SSCD). C’était une manière pour moi, à la fois, de déplacer et de dévoiler ma propre subjectivité et mon parcours, mais aussi de le mettre en dialogue avec des pratiques qui ne m’étaient pas familières. Comme un va et vient entre cette question de l’identité ou des identités et le fait que nous sommes des êtres complexes. D’un autre côté c’est aussi une manière de tracer la question de l’identité à la fois comme une fiction et une réalité.

S’approprier les pratiques des autres n’est pas anodin, comment l’avez-vous ressenti dans votre propre corps ?

Cela dépendait beaucoup des pratiques, c’était du cas par cas. Par exemple pour la pratique de la prière j’ai choisi seulement de mettre en corps la préparation pour la prière musulmane. Je trouvais que cette succession de gestes était en fait très chorégraphiée et que ces gestes n’étaient pas forcément visibles dans la société. Donc le pari que je me suis lancé dans Portrait choisis a été d’effectuer ces gestes tels qu’ils ont été écrits et effectués par les gens qui pratiquent la prière musulmane dans un rapport très distancié. Je mets en scène ces gestes comme une chorégraphie à laquelle je ne touche pas.

Pour prendre un contre-exemple, j’ai été très marquée avec l’entretien que j’ai fait au tout début du processus d’Encyclopédie Pratique avec un boxeur qui a fait de la prison. À la fin du questionnaire je lui ai demandé : « Est-ce que vous vous sentez libre quand vous pratiquez ? » Et sa réponse m’a véritablement choquée, il m’a répondu : « Mais bien sûr que oui, parce que cela me donne envie de tuer. »  J’ai été profondément touchée par cette réponse, car je n’avais jamais pensé qu’une pratique sportive ou le fait d’entraîner le corps, puisse faire surgir une énergie comme celle-là. Et c’est, précisément avec la pratique de la boxe que s’ouvre Ballad.
Il y a un côté très théâtral dans les combats de boxe, puisqu’il y a un public, il y a parfois une mise en scène poussée où ils font plutôt semblant d’être méchant. J’ai donc voulu faire un montage chorégraphique entre ces gestes là et des gestes liés à ma pratique de la danse moderne. Donc on a la une appropriation vraiment plus chorégraphique et même cryptique pour ceux qui voient. On a face à nous un corps schizophrène qui passe abruptement d’une pratique à l’autre, dont on aurait pu peut-être dire qu’elles n’ont rien en commun.

Comment cela a impacté ta propre pratique ? 

Encyclopédie pratique a occupé ma vie pendant quatre ans. Cela a forcément impacté ma vie, puisque toute ma vie a tourné autour de ce travail colossal d’aller chercher ces personnes, de transcrire leurs réponses, de les traduire en spectacle et de tourner. L’impact a été fort, mais plus sur mon apprentissage que sur mes pratiques quotidiennes. Je suis très reconnaissante de la générosité avec laquelle les participants.es ont joué le jeu.

En effet, beaucoup se sont dit prêt.es à te donner leur pratique, parfois avec beaucoup d’humour ?

Il y a en effet beaucoup d’humour dans la retranscription des textes et ce que vous dites est très important, car ce n’est pas forcément évident à comprendre. Il n’y a pas eu d’autres transmissions que par le biais du questionnaire. Cette dernière phrase sur la transmission est un jeu. Ce que je veux dire par là c’est qu’il n’y a pas eu un moment où Noël le boxeur ma montré comment il boxe. C’est la rencontre, l’entretien et le texte que l’on a édité qui témoignent de la transmission.

Ballad est la troisième mise en scène d’Encyclopédie Pratique, pourquoi l’avoir décliné et quelle est la spécificité de Ballad ?

Ballad est en effet différent des autres, il est né de la nécessité et de la volonté d’expliquer pourquoi cette Encyclopédie Pratique a eu lieu. Les deux premiers spectacles correspondent à deux autres tomes d’Encyclopédie Pratique. Le solo Portraits choisis correspond à Encyclopédie Pratique : portraits d’Aubervilliers et le quartet Détours à Encyclopédie Pratique : Détours. Tous les deux sont composés comme des galeries de pratiques. Comme si on feuilletait, en tant que spectateur, un catalogue de pratiques, qui composent la société dans laquelle on vit.

Ballad est arrivé par la nécessité de partager avec le public de manière plus directe et plus simple. Il s’agit véritablement d’un récit autobiographique qui porte un regard assez critique sur la manière dont on forme et on façonne le corps féminin. Qu’est-ce que danser veut dire? Qu’est-ce que ça veut dire que de faire de l’art aujourd’hui ? Qu’est-ce que ça veut dire d’avoir une industrie du spectacle vivant ? Qu’est-ce que ça veut dire de vivre dans une périphérie européenne ? Toutes ces interrogations m’ont permis de poser la question qui était la plus importante pour moi dans Encyclopédie Pratique et qui est la suivante : il y a eu pendant le 20ème siècle plusieurs moments où l’on a pensé que l’art avait la force de transformer les sociétés. Où en est-on avec cette question aujourd’hui ? Est-ce que l’on pense que c’est encore possible ? Si non, qu’est-ce que l’on fait ? C’est une question qui est à mon sens essentielle dans une société, peu importe si l’on pratique l’art professionnellement ou non.

On est sur une radicalité de scénographie entre Ballad (un solo) et Out of Place un dispositif participatif pour 80 personnes que tu vas proposer et présenter pour la première fois lors du Festival In Extremis. Qu’est-ce qui a motivé ce choix-là ?

Je voulais justement descendre du plateau et proposer un processus assez simple, qui permet aux personnes qui assistent à ce spectacle de se connaître et de se rencontrer, à travers des questions simples qui sont propres à Encyclopédie Pratique. Ce dispositif participatif est une manière de transposer le livre sous forme de questions adressées au public. Selon leurs réponses, les personnes présentes vont bouger dans l’espace. C’est une manière de mettre en mouvement l’intimité et de s’exposer, en douceur, dans l’idéal de « faire communauté ». La forme est extrêmement simple : une série de questions posées les unes après les autres dans une dramaturgie cohérente, mais qui n’est pas forcément visible. Par exemple : « Ceux qui sont venus en voiture aujourd’hui, formez un cercle au fond de la salle. ».

Est-ce que de ces réponses gestuelles va se tisser une chorégraphie ?

De ces réponses vont se tisser des mouvements de masse, des mouvements de groupes et individuels. On va s’apercevoir si l’on a des affinités, des désaccords, des parcours ou des pratiques communs avec nos voisin.e.s. C’est donc une manière de se rencontrer et de se connaître à travers l’univers d’Encyclopédie Pratique. C’est une forme que j’ai déjà expérimentée et pratiquée avec une artiste flamande, Christine De Smedt lors du spectacle Matter of Act présenté en Allemagne où nous avons co-écrit un dispositif similaire dans le contexte d’une exposition. C’est une forme que l’on retrouve dans des pratiques activistes ou des groupes de paroles, mais c’est la première fois que je le propose à cette échelle et en créant un enchaînement cohérent de gestes, qui crée une chorégraphie.

Propos recueillis par Mathilde Bergon