8 > 12 mars

AntigoneS

d'après Henry Bauchau et George Steiner

AntigoneS

d'après Henry Bauchau et George Steiner
Nathalie Nauzes

« Je ne peux plus être humain, je ne peux plus passer une journée normale quand je sais qu'à côté de moi on massacre, on torture, on enterre vivant. Ce qu’aurait dit Antigone. » George Steiner

Les mythes nous aident à vivre, ils se réactualisent le plus souvent en nous à notre insu. Parfois, certaines figures s’imposent comme une évidence, parce que l’époque les appelle. Nathalie Nauzes croise régulièrement des Antigones, elle les devine dans la rue. Des femmes prêtes à dire non, mais pas que : ni mère, ni épouse, Antigone n’est pas que femme. Elle est universelle, non assujettie à un genre, un statut social ou un mode d’action. C’est cette figure multiple qu’est allée chercher cette adaptation dans la prose sublime de Bauchau. Personnage et narratrice, de retour d’exil avec son père Œdipe, elle retrouve à Thèbes le nœud politique et familial de sa lignée maudite. Lumineuse, profondément incarnée, soignante et mendiante autant que fille de roi, à la fois fragile et intrépide, elle peut douter, souffrir, désirer. À travers elle se font entendre les voix de ses parents, de ses frères, de sa sœur, de son amour, du tyran. Sur le plateau, les six comédiennes l’abordent par l’intime, par les chambres et les fantômes. Par les corps qui rêvent, qui s’aiment, qui s’attachent et se libèrent. Par les silences et les découpages du temps. Une approche sensorielle et poétique, profondément engagée.

Théâtre
8 > 12 Mars
mar 8 mar / 20:00mer 9 mar / 20:00jeu 10 mar / 20:00ven 11 mar / 20:30sam 12 mar / 20:30
coproduit et présenté avec le <br> Théâtre Sorano – Scène Conventionnée

durée 2h environ
Création
AntigoneSEntretien

D’où vient votre désir de mettre en scène Antigone, le roman d’Henry Bauchau ?
J’ai découvert l’Antigone d’Anouilh à quinze ans. C’est elle qui m’a donné envie de faire du théâtre. Je n’aurais pas pu la choisir, car j’aurais dû la jouer moi-même. Mais c’est ma source. Et là, c’est le moment… On met du temps à pouvoir être ce que l’on est. Je me rapproche un peu plus à chaque création du théâtre que j’ai envie de faire. Avec Norén, l’emprise des textes était forte, il fallait les monter. Avec Yeats, c’est de la poésie, moins de choses m’étaient dictées. Aujourd’hui avec Bauchau, je me sens encore plus libre. Parce que son Antigone n’est enfermée dans aucune époque, que sa prose est sublime et tellement possible sur le plateau, et qu’elle laisse beaucoup de place pour vouloir quelque chose. Je me suis également inspirée des Antigones, le si vaste et érudit essai de Steiner que j’ai découvert à vingt ans. J’en ai extrait des choses qui me faisaient vibrer, d’une compréhension pas qu’intellectuelle.

Chez Bauchau, la narration est prise en charge à la première personne et au présent par Antigone. Comment l’avez-vous adaptée pour le théâtre ?
Je ne parlerais pas d’adaptation. J’ai essentiellement procédé à des coupes ; c’est toujours brutal, mais sinon, il nous fallait douze heures de représentation. J’ai ensuite gardé autant que possible le texte brut, dont j’ai cependant modifié la chronologie. Dès le travail de lecture à voix haute avec les comédiennes, les images ont afflué, vastes et nombreuses. Avant cela, je me demandais comment il faudrait les éclairer, mais il suffit de les laisser tourner dans la tête, comme un rêve éveillé. C’est une écriture qui se tient parfaitement sur le plateau : les comédiennes prennent le texte et il est bon à entendre. Cette Antigone narratrice embrasse dans son récit tous les membres de sa famille, les saisit intimement et les éclaire. J’y ai vu une Antigone multiple : celle de Polynice, de Jocaste, d’Œdipe, celle d’Ismène, d'Hémon… qui prend chacun avec elle pour assumer sa lignée – pour la « réorienter », dit Steiner. J’ai voulu que chacune des comédiennes soit l’une de ces Antigones. Nous avons prélevé des monologues et en avons fait plusieurs lectures. Je n’ai pas imposé la distribution : j’ai vite senti celui dont chacune avait envie de se saisir, l’endroit de la colère chez une, de quelque chose de brisé chez une autre... Leurs différentes voix et leurs singularités incarnent la multiplicité des Antigones, d’autant qu’elles ont aussi beaucoup en commun.

Est-ce la raison pour laquelle votre distribution est exclusivement féminine ?
Mon choix a été d’abord dicté par les personnes avec lesquelles j’avais envie de travailler. Il se trouve que c’étaient des femmes. Les distributions où les femmes sont majoritaires sont si rares qu’il eût été dommage de s’en priver. Elles peuvent par ailleurs sans difficulté être les représentantes des personnages masculins : une figure théâtrale n’a pas de genre. Si je veux jouer Hamlet, je joue Hamlet.

De quelle façon voulez-vous faire entendre et voir ce texte sur le plateau ?
Nous voulons faire advenir les sensations que l’on a eues à la lecture pour les partager avec le spectateur. Laisser la place aux gens. Quand je suis au théâtre, je n’ai pas tant envie de comprendre que de ressentir. De nombreuses images étant déjà très présentes dans l’écriture de Bauchau, le jeu est surtout là pour révéler leur force vitale. Pour cela, nous tâchons de conserver dans l’interprétation quelque chose de notre première lecture, de nos premières émotions : continuer à lire sur le plateau et au-delà, oublier ce que l’on sait et garder ce qui arrive dans l’instant. Comme une chose active, toujours neuve. J’ai par ailleurs mis en dialogue le texte avec des scènes muettes que j’ai écrites. Elles tracent des chemins possibles entre les différents monologues, où le rêve et l’inconscient peuvent se mêler à la réalité. Une façon de rendre visible l’impalpable : des émotions ou des pensées fondamentales pour nous, qui nous traversent silencieusement. Je cherche à les éclairer, à les recomposer avec des choses éparses. Un geste, un objet, quelques mots répétés. Parfois seulement la durée d’une action, le temps qui s’étire. Trouver comment ces mouvements de pensée se fabriquent en chaque personnage et dans les corps en mouvement.

Justement, comment cette vision se traduit-elle dans votre façon de diriger les comédiennes ?
Pour moi, celles et ceux qui font le théâtre sont les comédien·ne·s. Être metteur·se en scène consiste surtout en une extrême attention et en une extrême écoute, ce qui implique un important travail sur soi pour ne pas toujours chercher à avoir le dernier mot. C’est aussi une responsabilité : je ne peux pas me contenter de dire à un·e comédien·ne de faire quelque chose uniquement parce que ça a du sens pour moi. Rien de ce que l’on fait ou dit sur un plateau n’est anodin. Tout a une existence réelle, il y a donc une attention à donner pour que cela soit bien vécu et bien reçu. On doit être en confiance et pouvoir consentir ensemble. Je préfère aussi donner à chacune une attention individuelle, lui chuchoter des petits secrets, des choses perçues à partir desquelles on peut continuer à tisser. De petits secrets en petits secrets, à un moment, si ce sont les bons, cela se fera entendre dans l’ensemble. Je ne suis pas là pour faire une conférence afin que chacun sache combien j’ai intelligemment et sensiblement perçu le texte. Et le fait de parler à voix basse a aussi son importance dans les sensations et les vibrations. Par ailleurs, je prends toujours beaucoup de soin au choix des mots que j’emploie. Je veille à ce qu’ils reflètent une sensation immédiate, comme des métaphores concrètes que les comédiennes peuvent entendre et s’approprier. Par exemple, j’ai récemment fait observer à l’une d’entre elles qu’elle parvenait à ramener la nuit, à nous faire croire aux étoiles. Ce n’est pas rien d’illuminer la nuit. Tout le monde ne peut pas faire ça.

La scénographie et les lumières ont également une place très importante dans vos créations : quel rôle jouent-elles sur celle-ci ?
Dans le montage du projet, la lumière et la scénographie ont le même temps de création que la mise en jeu. Nous devons être tou·te·s ensemble pour partager les sensations, comprendre les besoins des un·e·s et des autres. Sentir la circulation nécessaire sur le plateau. Nous avons fait le choix avec Christophe Bergon de plusieurs chambres sur la scène, dans lesquelles se déroulent en grande partie les scènes muettes. Ce sont les chambres du passé et de la cellule familiale. Celles où l’enfance se vit, où l’amour et la mort se mêlent. Des espaces de la mémoire entre lesquels les personnages évoluent avec fluidité, où ils trouvent le chemin de leur propre histoire. De l’intérieur à l’extérieur. Où chacun peut se confronter avec ses fantômes. Ce ne sont pas de jolies petites cases fermées : il y a toujours du mouvement. Du vent. De l’eau. Et bien sûr, un travail de lumière conséquent avec Fabien Le Prieult. J’accorde également beaucoup d’importance aux objets. Ceux du quotidien, comme un lit, une table, une baignoire, mais que l’écoute extrêmement attentive de tou·te·s au plateau va permettre de relier ensemble de la façon la plus juste : dévoiler une intention, une temporalité, par des actes simples.

Tout ce que vous décrivez fait imaginer une création très sensorielle : que voulez-vous transmettre aux spectateurs qui viendront voir ces AntigoneS ?
J’ai l’envie première, très simple, d’enchanter. Que nous respirions ensemble et que nous partagions quelque chose de fort et de vivant. Pas un objet prêt à l’utilisation, mais plutôt en construction, en mouvement, et dont le meilleur est peut-être à venir. Ce n’est pas toujours facile, mais j’essaie de conserver cette idée en moi, comme une chose précieuse. Quoi qu’il en soit, quand je vais au théâtre, je veux que ça m’emporte et me déplace de mon siège. Que ça me bouleverse, que ça ait un impact sur ma vie. Dans un entretien entre Steiner et Boutang qui a beaucoup nourri cette création, ce dernier dit : « Lire bien, c’est lire avec une intensité telle qu’on pourrait retrouver le moyen d’agir ». Retrouver le moyen d’agir : voilà ce dont on a besoin, et régulièrement, comme on boit de l’eau. Parce que c’est vraiment difficile au quotidien, avec les vies que l’on mène où tout semble dirigé contre ça. Alors oui, passer ensemble les portes des théâtres et des cinémas, ouvrir des livres et y puiser quelque chose qui nous pousse à agir. Et concrètement, Antigone, elle agit.

« Agissez. » Est-ce cela qu’a à nous dire Antigone ?
Antigone a tellement de choses à nous dire. Elle est tellement vivante. Tout au long de la création, nous avons pu constater combien son histoire résonnait avec des éléments de notre quotidien et de notre vie intime. C’est ce que note Steiner dans Les Antigones et que révèle son dialogue avec Boutang. Ils montrent à quel point elle existe encore aujourd’hui comme à toutes les époques. Combien on peut encore parler d’elle au présent. Ils mentionnent Simone Weil et Jeanne d’Arc, je peux citer Greta Thunberg et Anna Politkovskaïa. Mais aussi des anonymes que je croise tous les jours dans la rue. Nous en connaissons tou·te·s, des femmes de tous les âges. Et des hommes aussi.  Nous avons besoin d’elle parce qu’elle prouve qu’il est possible de dire non. Un non comme un acte que l’on pose, comme une chose concrète que l’on fait. Même si on n’a pas toutes les solutions pour après. Un non pour commencer à discuter. Et chez Bauchau, cela est d’autant plus puissant qu’elle est très humaine. Elle répare les gens et sa lignée – et je pense que nous essayons tous de réparer quelque chose. Et Polynice dit d’elle qu’elle hésite toujours aux frontières du oui et du non. Cela m’a étonnée et délivrée, le fait qu’on puisse avoir un caractère très entier et pourtant hésiter. C’est très beau, ce n’est pas la faiblesse qu’on pourrait croire, parce que ça rend la vie toujours possible, c’est une ouverture infinie. On la voit douter, presque s’effondrer à des moments, brûler de colère, mais on sent bien que tout cela c’est parce qu’elle est du côté de la vie. Sa nature profonde, c’est la joie.

Propos recueillis par Agathe Raybaud; octobre 2020

AntigoneS

Antigone d’Henry Bauchau

"Elle aime mais ne dépend pas. Elle fait voir une façon d’être plus humaine, elle meurt non pour Polynice mais pour transmettre à Sophocle et à nous ce qu’elle est devenue, ce qu’elle a acquis dans sa longue épreuve avec Œdipe et ses efforts vains pour éviter l’affrontement et la mort de ses frères. Ce qu’elle nous transmet c’est une vision plus juste, plus complexe aussi des rapports entre l’homme et la cité. Une vision plus libre de la femme, de sa pensée, de son cœur et de l’énergie douce qu’elle peut déployer. Elle est celle qui sait que pour dire totalement oui à la vie il faut parfois être capable de dire non à l’événement et à la collectivité. Elle demeure une image essentielle et une des raisons de fierté de notre civilisation." (Henry Bauchau, Journal d’Antigone)

Henry Bauchau (1913-2012) est un poète, dramaturge et romancier belge, résidant à Paris pendant le dernier tiers de sa vie où il devient psychanalyste. Enfant du XXe siècle, sa vie est profondément marquée par les deux guerres mondiales, qui l’affectent personnellement. Ayant fait des études de droit et travaillé dans le journalisme et l’édition, il entre officiellement en littérature avec Géologies, un premier recueil de poèmes publié à 45 ans. Deux ans plus tard, Ariane Mnouchkine met en scène sa première pièce, Gengis Khan. Son premier roman, La Déchirure, parait six ans plus tard en 1966. Son œuvre littéraire est multiple et prolifique, d’autant que s’y adjoignent des essais, ainsi que dix journaux, retraçant son existence et sa pensée de 1954 à 2012.
Le Cycle thébain
Entre 1990 et 1999, il se consacre à une relecture du Cycle thébain : une trilogie romanesque comprenant Œdipe sur la route (1990), Diotime et les lions (1991) et Antigone (1997). Il aborde ainsi le mythe des Labdacides par trois figures de la transgression. Dans le premier roman, Antigone accompagne pour un long voyage initiatique l’exil de son père, Œdipe, désormais aveugle après la révélation de l’inceste qui l’avait uni à sa mère et de la méprise qui l’avait conduit au parricide. Dans le second, Diotime, une jeune Perse, va affronter les lions lors d’une fête annuelle alors que la tradition réserve cela aux hommes. Dans le troisième, Antigone est de retour à Thèbes pour empêcher la guerre qui se prépare entre ses deux frères, Étéocle et Polynice. Elle ne parvient malheureusement à éviter qu’ils s’entretuent. Créon, son oncle au pouvoir depuis le bannissement d’Œdipe, condamne Polynice et refuse d’offrir une sépulture à sa dépouille. Mais Antigone veut accomplir ce rite nécessaire au repos de l’âme de son frère : décidant quoi qu’il puisse lui en coûter de braver l’interdiction royale, elle sera emmurée vivante sur ordre de Créon. 
Antigone
Antigone était le dernier volet de l’immense tétralogie de Sophocle, qui inspira tant de réécritures au fil des siècles. En choisissant de se réapproprier cette tragédie sous forme narrative, Bauchau offre aux personnages du mythe une épaisseur romanesque jamais atteinte précédemment. Il y expose l’origine des colères et des attachements, prend le temps d’aller les chercher dans la mémoire familiale. Il laisse aussi les personnages y déployer toute leur humanité : le lecteur entend enfin Ismène expliquer pourquoi elle choisit la vie, perçoit la complexité du rôle maternel de Jocaste, côtoie la nuit d’Étéocle et le feu de Polynice, s’émeut de la sensualité de l’amour condamné d’Hémon et Antigone. C’est à cette dernière que Bauchau confie le récit : une narration à la première personne et au présent, ce qui la rend extrêmement vivante. D’autant que cette Antigone incarne un héroïsme d’un genre nouveau, propre à certaines écritures du XXe siècle : traversée de contradictions, sensible et charnelle, elle est absolument humaine. Mendiante avec son père en exil, elle devient à son retour à Thèbes soignante pour les pauvres et les exclus : résolument du côté de la marginalité, elle est aussi artiste – elle sculpte, chante et danse. Pansant tout autant les plaies des hommes que celles de sa lignée, elle est une combattante qui doute et peut être fragile ; une femme déterminée à défendre le principe de vie contre la violence et l’oppression, fût-ce au prix de sa propre existence. Un sacrifice solaire auquel fait écho cette réflexion de Bauchau dans son Journal d’Antigone qui accompagna l’écriture de la pièce : "Au cours d'une vie nous devons, et nos vérités partielles avec nous, mourir plusieurs fois. Ce que l'idéologie a méconnu, c'est qu'on meurt pour renaître."
Le style de Bauchau
Dans ce même Journal, le romancier déclare à propos d’Antigone : "C’est l’une des grandes rencontres de ma vie ; je l’ai intériorisée, je l’ai connue, son esprit de résistance est entré en moi." Une proximité avec son personnage qui en a sans doute nourri l’extrême profondeur existentielle. Huit ans d’écriture qui donnent naissance à une prose d’une rare intensité poétique et symbolique, tout en étant accessible. Évoquant son travail d’écriture, Bauchau parle d’émondage : ne garder que ce qui fait sens. Mais avec des précipités d’images d’une grande densité, beaucoup de couleurs et de notations sensorielles, le tout baigné d’une lumière toute méditerranéenne et d’une nuit sauvage d’où naissent des songes.

Extrait
" Je n’ai pas envie de manger, j'ai besoin d'être seule, je sors. Les jumeaux sont comme ils sont. Je ne suis pas sûre d'espérer vraiment qu'ils changeront. Ils pensent tous que je vais échouer. On a bien le droit d'échouer, de tenter seulement de faire un peu de lumière et des ombres, comme la lampe dans l’escalier, et de s'éteindre ensuite sans bruit.
Clios doit danser le soir en regardant les étoiles. Peut-être qu’il pense un peu à Antigone et se dit, à sa manière, que tout a un sens qui nous donne parfois des instants, des instincts de bonheur.
On dirait que le grand dessin des étoiles va se mettre à danser comme le fait à tous petits pas la lumière sur le mur glorifié de la cave. Je ne vais pas rester sans rien faire alors que partout les dieux des forêts, des mers et des montagnes dansent pour eux-mêmes dans la nuit.
Moi aussi, après tout le malheur qui a été, avant celui qui va venir, je puis danser pour moi, pour mon ombre et cette part infinie un peu, infirme sûrement, qui m'a été donnée dans l'acte d'exister."

AntigoneS

Les Antigones de Georges Steiner

"J’ai commencé à travailler ce thème des Antigones sans encore réaliser sa richesse inépuisable. Puis petit à petit, quand on a su que je travaillais sur ce thème, par des conférences, par des essais, les Antigones ont afflué du monde entier. Et elles continuent à affluer, le livre est déjà périmé […] Les interprétations ne cessent. Ce dialogue [entre Antigone et Créon] est un des moments de cristallisation de la condition humaine, il n’y a pas de doute. Il y en a d’autres, dans les grandes œuvres, dans la tragédie grecque, mais là, c’est d’une transparence presque insoutenable, d’une clarté ! C’est le couteau qui coupe, qui coupe au centre de notre humanité. " (Georges Steiner, entretien sur France Culture, 01.01.1986)

Georges Steiner (1929-2020) est fils de notables juifs viennois ayant fui l’Autriche pour la France en 1924. Critique littéraire, linguiste, écrivain, philosophe et théologien franco-américano-britannique, il maîtrise sept langues dont le grec et le latin. Il est l’auteur de nombreux articles, essais, cours et conférences dans lesquels il utilise son érudition pour explorer le sens du sens – titre d’une de ses célèbres conférences. Par l’étude des mythes gréco-latins et des œuvres du patrimoine européen, il cherche à déceler dans la littérature de schémas formels récurrents, comme autant de structures fondamentales qui révèleraient l’organisation même de notre cerveau et de notre perception, façonnée par notre culture et la façonnant.
Les Antigones
Le mythe d’Antigone constitue à ce titre un parfait terrain de recherche puisque, déclare Steiner, "il n’y a pas de langue que je connaisse, ni de pays, qui ne crée de personnage d’Antigone." Il entreprend donc en 1984 de retracer dans Les Antigones le parcours du mythe, particulièrement à travers les cultures occidentales. Il recense ainsi deux-cents œuvres dans le monde entier, d’Eschyle et Sophocle à Cocteau, Brecht, Anouilh et Bernard-Henri Lévy, en passant par Garnier, Racine, Alfieri, Marmontel, Hegel et Hölderlin. Une puissance universelle du mythe, due selon lui au fait qu’il est la seule tragédie regroupant "les cinq axes éternels de conflits : les jeunes contre les vieux, les hommes contre les femmes, l’État contre l’individu, la mort contre la vie, et le mortel contre les dieux." Dans son essai, il s’intéresse notamment à la confrontation dialectique entre conscience humaine et raison d’État, en lien avec l’idée de lois naturelles ou divines ; il retrace ainsi certaines des conséquences de cet affrontement sur la façon dont la culture occidentale a défini la loi et le pouvoir au cours de son histoire jusqu’à aujourd’hui, mais aussi aux différentes interprétations philosophiques qui ont été données à la figure mythique d’Antigone selon les contextes sociopolitiques – servant tantôt d’alternative, tantôt de soutien à l’idéologie dominante.
Dialogue avec Boutang
En 1987, Steiner est invité à un dialogue philosophique télévisuel avec Pierre Boutang autour du mythe d’Antigone. Un abîme sépare la pensée des deux hommes : agrégé de philosophie, poète et traducteur, Boutang est un penseur chrétien, royaliste et maurassien ayant appartenu à l’Action française. Son érudition et sa passion pour la langue le rapprochent cependant de Steiner, et les deux hommes se respectent, trouvant dans leurs débats une provocation stimulante à la pensée, et dans les mythes, un terrain de discussion commun. De fait, cette discussion autour d’Antigone est passionnante, à la fois dense et accessible. On y constate combien les questions posées par ce mythe sont multiples et vivaces, et comment elles peuvent encore nourrir la pensée contemporaine : définition de l’identité, de la famille et de la démocratie ; rapport à la transcendance, à l’obéissance, à la monstruosité, à la force et à la faiblesse ; sens de l’action, du sacré, de l’amour et du sacrifice.

Extrait du dialogue entre Steiner et Boutang
G. STEINER
– Ce qui m’obsède c’est que cette culture classique à laquelle vous et moi nous croyons (…) a pu être témoin de l’inhumain ultime. Nous le savons très bien : on peut lire Antigone le matin et être tortionnaire l’après-midi. Est-ce qu’il n’y a rien qui puisse nous donner un certain espoir que se traduise un jour dans la pragmatique de la conduite humaine personnelle l’illumination, l’extase, le coup de foudre qu’est un tel texte ? Et là, franchement, vous qui êtes émérite et moi qui approche bientôt de la fin de mon enseignement : à quoi ça sert, cette lecture ?
P. BOUTANG – Je vais vous le dire : ça sert à faire. D’abord pour ceux qui n’ont pas fait cette lecture, mais l’ont devinée, comme ceux qui ont la foi sans l’avoir reçue, qui ont le baptême du désir : ils l’ont quand même. (…) Et les coquins qui lisent faux (…), les neutres, les tièdes, ceux que vomit l’esprit, ceux-là lisent mal. Lire bien, c’est lire avec une intensité telle qu’on pourrait retrouver le moyen d’agir. Et des gens ont agi. Nous ne connaissons pas tous ceux qui ont enterré clandestinement, nous ne connaissons pas tous ceux qui ont dit non à certains pouvoirs – dont les pouvoirs clandestins, non politiques, le pouvoir de l’argent en particulier, sont les plus puissants. Il y a tous les jours le pauvre héroïque qui, lisant ou ne lisant pas Antigone, refuse la société moderne.

AntigoneSGénérique

à partir du roman Antigone d’Henry Bauchau et de Les Antigones de George Steiner, d'un dialogue entre George Steiner et Pierre Boutang sur le mythe d'Antigone
écriture de scènes muettes ou presque Nathalie Nauzes
distribution Nathalie Andrès, Anne Violet, Derya Aydin, Clarisse Grandsire, Silvia Torri, Amandine Monin, Olivia Kerverdo
adaptation, écriture pour le plateau et mise en scène Nathalie Nauzes
scénographie Christophe Bergon
lumière Visages Vagabonds / Fabien Le Prieult
dessins Orane Gibier Nauzes
construction animaux Rémi Gibier
cheffe de choeur Aïda Sanchez
production Quad et Cie
coproductions théâtre Garonne - scène européenne, Toulouse, Théâtre Sorano, Le Parvis, scène nationale de Tarbes - Pyrénées, Scènes du Golfe, Vannes,

avec le soutien de la Drac Occitanie, Conseil départemental Haute-Garonne, Région Occitanie Pyrénées / Méditerranée, Ville de Toulouse, l'ADAMI

création le 8 mars 2022 (initialement prévue en novembre 2020 à Garonne)
tournée au théâtre Le Parvis, scène nationale de Tarbes, du 4 au 5 avril 2022, à la Lucarne, théâtre de Vannes, du 1er au 3 juin 2022.