9 > 11 février

Comédie de Samuel Beckett / Wry Smile Dry Sob de Silvia Costa

Comédie de Beckett
Wry smile Dry sob

Silvia Costa [Italie]

"Non seulement tout révolu, mais comme si... jamais été." Comédie, Samuel Beckett

L’artiste italienne Silvia Costa recrée en français un spectacle qu’elle a conçu en allemand en 2019, composé de deux parties : Comédie, pièce en un acte de Samuel Beckett (1963), sera prolongée par une proposition sonore, visuelle et chorégraphique, Wry Smile Dry Sob, imaginée avec le musicien Nicola Ratti, où se déploie une approche sensible et charnelle de ce qui vient d’être traversé dans la pièce de Beckett.

Un trio, ou plutôt trois solistes, morts, rejouent chacun indéfiniment la partition de sa version de l’histoire triviale de leur triangle amoureux. Mais le jeu léger du vaudeville, ironique et superficiel, se change vite en une nasse serrée de laquelle aucun des trois personnages ne semble pouvoir sortir. Chez Beckett, l’horizon est une masse sombre qui s’approche parfois tant, qu’elle déborde sur la scène, réduit l’espace, cerne les personnages. Si le rire n’est pas absent de ce deuxième théâtre beckettien (après Godot, qui tire plus encore vers l’abstraction), c’est bien à la chandelle de Dante qu’on lira le titre de cette œuvre, une comédie métaphysique, mais bien humaine.

Dans le volume d’air raréfié de ce huis clos, dans les murs mêmes de la pièce de Beckett, Silvia Costa et le musicien Nicola Ratti ont imaginé Wry Smile Dry Sob, où les trois acteurs sont rejoints par trois danseuses. Celles-ci, comme émanant des personnages eux-mêmes, viennent donner corps à leur part d’ombre dans l’environnement liquide de la musique de Nicola Ratti, métamorphosant en gestes et en actions la mémoire du texte que le spectateur vient d’entendre.

Théâtre
9 > 11 Février
mer 9 fév / 20:00jeu 10 fév / 20:00ven 11 fév / 20:30

durée 50'
Coproduction / recréation en français
Comédie de Samuel Beckett suivi de Wry Smile Dry Sob Note d'intention

H : [...] « non seulement tout révolu, mais comme si... jamais été ».

C’est de cette phrase proférée par H (Homme) que part ma réflexion et ma conception de la mise en scène du dramaticule de Beckett. Dans cette phrase synthétique et cruciale, presque cachée par Beckett dans la cacophonie des voix du choeur qui ouvre Comédie, s’exprime avec force cette contradiction, toute humaine, du balancement continu à l’intérieur et à l’extérieur de la douleur de la vie. Cette pulsion à rechercher une paix, un calme, un silence par essence impossible. Alors même que la fin n’est pas une libération, la disparition ne résout rien et le temps ne guérit pas. Il faut effacer la mémoire, sectionner à vif cette partie de nous qui s’est concentrée en une masse, en une maladie incurable oppressant le coeur, et qui nous enferme dans la spirale de la répétition perpétuelle des schémas et des erreurs. Beckett donne voix à trois personnages, chacun d’eux raconte de son point de vue l’histoire triviale du triangle amoureux qui les a unis. Leurs mots s’entrecroisent, se chevauchent, vers l’expression d’une extrême solitude. Ce qui semble être au départ un jeu léger, teinté d’une certaine superficialité et d’ironie, devient au fur et à mesure de l’avancement du texte un piège dans lequel les personnages sont tombés et dont aucun d’entre eux ne semble pouvoir sortir. C’est la question de la vérité, de la clarté, de ce qui est dans la lumière. H (Homme) dissimule une part de lui-même : comme une planète, lorsque l’une de ses faces est illuminée, l’autre reste dans l’ombre, cachée tantôt derrière le masque de la comédie et du rire, tantôt derrière celui de la tragédie et des pleurs. Avec ce mouvement continu d’un visage à l’autre, il a tissé un lien autour d’un étau dans lequel les deux femmes sont maintenues serrées. La nécessité du choix crée une déchirure qui le rend incapable de décider où aller, avec quelle femme, quel chemin définitif prendre, à quoi et à qui renoncer, ce qui ne le conduit qu’à une répétition des faits, et du texte. La scène est comme un îlot occupant le centre de l’espace, composé d’un enchevêtrement de meubles, d’armoires, de chaises, de tables de chevet, une image domestique de l’univers tourmenté, inextricable, sans issue, dans laquelle sont plongés les acteurs. Chacun d’entre eux vit dans le recoin où l’histoire l’a relégué. Ils sont à la fois proches et séparés. Le spectateur peut choisir qui avoir au premier plan, quelle voix écouter de près et laquelle garder en arrière-plan, comme le souvenir d’une voix, une voix inventée, évanescente. Chaque personnage est complexifié, amplifié et doublé par d’autres présences, qui, coincées entre les meubles, agissent comme des excroissances émanant des acteurs eux-mêmes. (…) Les costumes des personnages portent l’idée du double-fond : sous un aspect banal, ils cachent un secret, une partie invisible. À travers les costumes, il y a un jeu d’apparences, une chorégraphie de postures et de gestes où les choses ne sont pas vraiment ce qu’elles semblent être et une fois le mécanisme révélé, elles ne font que se démembrer, s’effondrer, révélant finalement la vérité des corps. Dans l’espace, il y a le son créé par Nicola Ratti, d’abord concret, presque cinématographique, lié à la réalité du lieu, à la concrétisation des événements sur scène, et relié aux objets qui occupent cet espace domestique (une radio, un tourne-disque). C’est un son extérieur qui provient de l’environnement. Au fur et à mesure que le texte avance, qu’il entre dans ses répétitions et ses itérations, ce son a un mouvement vers l’intérieur, un intérieur caché, et est émis du coeur même du mobilier, comme depuis cette intimité dans laquelle les personnages nous conduisent lentement.

Silvia Costa

Comédie de Samuel Beckett suivi de Wry Smile Dry Sob Entretien

1) Qu’est-ce qui vous a amenée à ce texte de Beckett ?
Après avoir vu Ce que de plus grand l’homme a réalisé sur terre, pièce dont j’avais écrit le texte, Stéphanie Graeve, directrice du Landestheater de Brégence, m’a proposé de mettre en scène un Beckett. J’avais carte blanche quant au choix du texte. Elle a trouvé des similitudes entre Beckett et moi : une écriture lapidaire, oscillant entre humour et tragique. Elle a aussi été touchée par l’espèce de naïveté qui traverse mon écriture, notamment concernant mon approche des relations humaines, qui apparaissent comme insipides. Dans cette création tout tourne en boucle, les personnages se retrouvent dans LE non-lieu, un angle, la zone de contact entre deux surfaces. Ces liens représentent leurs conditions de vie, une existence limitée, oscillant entre réalité et absurdité.
À la suite de cette proposition, j’ai relu quasiment tous les textes de Beckett, à la recherche du mien. Je ne connaissais pas Comédie, mais j’ai tout de suite compris que c’était avec cette pièce que j’allais travailler.

2) Dans cette pièce, il y a à la fois une mécanique tragique et une mécanique comique qui confèrent au titre, Comédie, une connotation ambivalente et complexe.  Qu’est-ce que signifie ce titre pour vous ?
La tragédie et la comédie ont été — et elles le sont encore — des catégories, ou mieux, des regards avec lesquels nous avons créé, regardé et analysé le théâtre. Ce sont des formes (et des forces) primaires, qui fondent les récits humains, qui composent la palette de nos émotions.
Tout au long de notre vie nous oscillons entre rires et larmes. Nos vies se situent entre ces deux expressions. Et nos vies font que la tragédie n’existe pas sans la comédie et vice versa.
À un moment donné du texte Beckett fait dire à F1 : « S’agirait-il d’une chose à faire avec le visage, autre que parler ? Pleurer ? » Dans la tragédie, le pire n’est jamais visible, c’est l’obscène qui arrive hors scène, mais cela se conclut toujours par une mort et un silence. C’est une forme de résolution. Tandis que dans ce texte de Beckett, les personnages sont bloqués pour toujours dans leurs douleurs, erreurs, et passions, ils n’en sortiront jamais.
La fin, la mort du héros ou des héroïnes n’arriveront jamais. C’est cette répétition sans fin de la tragédie qui provoque à un certain moment un rire, un instant comique. L’itération. La comédie a cette faculté de mêler aussi bien des références culturelles, mythologiques, psychanalytiques, etc. à des choses plus simples, issues du quotidien, à l’humain, à la vie simple et qui ne cesse de nous fasciner, même encore aujourd’hui.

3) Vous faites le choix de donner une (ré)interprétation de Comédie dans une installation sonore, visuelle et chorégraphique. Pourquoi ?  Est-ce un moyen de vous approprier l’œuvre et d’en donner une vision plus personnelle ?
Beckett n’a pas seulement écrit un texte, à travers ses notes, très précises, il a aussi dirigé et laissé des instructions. C’est un objet complet. Intouchable. Aujourd’hui on pourrait critiquer ce choix qui est d’ailleurs ardemment défendu par les maisons d’édition et par ses héritiers. On peut aussi le respecter et s’en servir pour trouver une façon originale d’être au plus proche de cet objet. C’est ce que j’ai fait ; ce qui était une limite est devenue source de création. C’est devenu une possibilité de donner un sens personnel à cette œuvre close.

4) Comment expliquez-vous votre choix de faire appel à des corps, de surcroît dansants, au service d’un texte dans lequel les corps sont mutilés, empêchés et inertes. Dans un entretien vous parlez « d’empreintes gestuelles ». Est-ce lié ?
Beckett a poussé à sa limite, dans la radicalité qui lui est propre, tout ce qui concerne la parole. La parole est un visage, une bouche. Elle est ce qui reste, la vraie et unique vie. La parole nous amène dans une sorte de présent. J’étais curieuse de savoir comment, et dans quel état pouvaient être les corps à l’intérieur de ces jarres. Je voulais être aussi radicale que Beckett en brisant ces jarres et en faisant sortir les corps. Montrer l’empreinte que les histoires de nos vies ont sur et dans nos corps. C’est ainsi que ce qui peut apparaître comme un flash-back devient le présent et que la parole devient le passé, elle se transforme en mémoire.

5) Dans la didascalie initiale nous pouvons lire « la parole leur est extorquée par un projecteur se braquant sur les visages seuls. » La parole est organisée d’une manière chorale et rythmée par ces coupures, des silences et même un hoquet… Comment avez-vous traité cette dimension quasi musicale de l’écriture beckettienne ? Est-ce quelque chose que vous avez abordé avec Nicola Ratti ?
Dans Comédie j’ai le plus possible cherché à restituer la musicalité de l’écriture de Beckett avec en plus la possibilité de pouvoir la faire résonner dans deux langues différentes, comme l’allemand, dans la première version du projet, et désormais le français. C’est intéressant car le caractère des personnages est différent selon la langue. Cette musicalité concerne aussi les corps.
Avec Nicola Ratti, dans Wry smile Dry sob, on a plutôt travaillé sur l’espace, c’est-à-dire le son de l’espace que peuvent accueillir ces corps. C’est un espace domestique étouffant. La maison est une île autour de laquelle les personnages tournent comme les aiguilles d’une montre.
Le son se compose de petits sons du quotidien via des bruits qui proviennent des meubles sur scène, et tous ces instruments fortuits sont très bien orchestrés par Nicola qui parvient à leur faire jouer une mélodie. On a aussi travaillé la différence entre intérieur et extérieur, visible et invisible et en effet, beaucoup de sons sont diffusés par des enceintes cachées à l’intérieur du décor jouant et entrent en résonance avec les matériaux.

6) Vous avez beaucoup travaillé avec Romeo Castellucci, dans beaucoup d’entretiens, on vous associe à lui, mais vous avez aussi une identité artistique qui vous est propre… Pouvez-vous nous parler de votre rapport à l’art et de ce qui vous lie au plateau ?
Je suis passionnée par le théâtre depuis que je suis très petite, mais c’est avec Romeo Castellucci que j’ai découvert la profondeur de cet art, qui depuis notre rencontre a pris et habité chaque facette de ma vie. J’ai grandi dans le théâtre et j’ai fait grandir en moi une idée du théâtre. Pour moi l’art est une philosophie de vie.
C’est un choix qui t’oblige à vivre d’une certaine façon, qui te fait voir les choses sous certaines modalités. Tout ce que tu fais, c’est pour l’art. L’art devient ce qui te définit. J’entretiens avec le plateau un rapport fondé sur la peur, comme dans la vie, mais une fois que je suis  là, tout avance et tout trouve sa façon d’exister, de prendre forme.

Entretien réalisé par Pauline Lattaque novembre 2020

Portrait

Diplômée en « Arts Visuels et Théâtre » à l’Université IUAV de Venise en 2006, Silvia Costa propose un théâtre visuel et poétique, nourri d’un travail sur l’image comme moteur de réflexion chez le spectateur. Tour à tour auteure, metteuse en scène, interprète ou scénographe, cette artiste protéiforme use de tous les champs artistiques pour mener son exploration du théâtre. Elle présente ses créations dans les principaux festivals italiens ainsi qu’à l’international. Elle se fait connaître avec des performances : La quiescenza del seme (2007) et Musica da Camera (2008) sont présentées au Festival Es.Terni en Italie, suivies de 16 b, come un vaso d’oro adorno di pietre preziose (2009) au Festival Lupo à Forli. En 2015,  elle crée A sangue freddo pour le Uovo Performing Art Festival de Milan. Sa première mise en scène, Figure, présentée au Festival Uovo de Milan en 2009, remporte le prix de la nouvelle création. Elle entame dès lors un partenariat fidèle avec ce festival. En 2012, elle est invitée à l’Euroscene Festival de Leipzig pour y présenter La fine ha dimenticato il principio. En 2013, elle est finaliste du prix du scénario au Festival des collines de Turin avec Quello che di più grande l’uomo ha realizzato sulla terra. Avec cette pièce, elle fait ses premiers pas sur les scènes françaises en tant que metteure en scène au Théâtre de Gennevilliers, au Théâtre de la Cité internationale, et ailleurs en Europe, au BIT Teatergarasjen de Bergen ou à Ljubljana au Drugajanje Festival. En 2016, elle crée pour le Festival d’Automne à Paris et avec le Théâtre Nanterre-Amandiers, une adaptation du roman de Jules Renard, Poil de Carotte. Ce spectacle tout public poursuit sa route à La Villette, La Commune d’Aubervilliers, au Théâtre Louis Aragon à Tremblay-en-France ou encore à L’Apostrophe, scène nationale de Cergy-Pontoise Val d’Oise.

Comédie de Samuel Beckett suivi de Wry Smile Dry Sob Générique

Comédie, Samuel Beckett
mise en scène Silvia Costa
avec Clémentine Baert, Jonathan Genet, Carine Goron

Wry Smile Dry Sob
scénographie, mise en scène et chorégraphie Silvia Costa
avec Clémentine Baert, Jonathan Genet, Carine Goron, Clémence Boucon, Flora Gaudin, Garance Silve
composition musicale Nicola Ratti
collaboration artistique Rosabel Huguet Duenas
collaboration au décor Maroussia Väes
costumes Laura Dondoli
dramaturgie Stéphanie Gräve et Marek Kedzierski
production de la version initiale allemande Vorarlberger Landestheater, Bregenz (Autriche)
production de la version française La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche; Théâtre Garonne - scène européenne, Toulouse
coproduction Festival d’Automne à Paris; Les Spectacles Vivants–Centre Pompidou, Paris
avec le soutien du Fonds d’insertion de L’éstba financé par la Région Nouvelle-Aquitaine
Le texte Comédie est édité aux Éditions de Minuit