24 > 25 janvier 2020

Congo

D'après Eric Vuillard
Faustin Linyekula

Dossier de presse

Congo

Eric Vuillard
Faustin Linyekula [République Démocratique du Congo]

"Le monde entier est devenu une ressource."
Congo, Eric Vuillard

Invité par Tiago Rodrigues au Théâtre National à Lisbonne, Faustin Linyekula propose le texte Congo d’Eric Vuillard. Le chorégraphe-danseur, raconteur d'histoires, vit à Kisangani (République Démocratique du Congo) et se consacre depuis 2001 à l’histoire de son pays. Congo démarre par « la plus grande chasse au trésor de tous les temps », la conférence de Berlin en 1884, qui vit la partition du continent africain par les empires coloniaux : « on n’avait jamais vu tant d’Etats se mettre d’accord sur une mauvaise action ». L’heure est à l’exploration euphorique. Avec Stanley qui a traversé le pays, le roi Léopold d’une trop petite Belgique conquiert un territoire grand comme quatre-vingt fois le sien, « avec une avidité plus grande que le fleuve lui-même ». La colonie personnelle est une société anonyme « déguisée en œuvre de bienfaisance avec la complicité de missionnaires, de scientifiques, de géographes en habit ». Place au grand saccage. Le « pharaon de caoutchouc » exige son tribut, les massacres, les paniers de mains coupées. Place à l’épouvante. Le Congo devient Congo belge, Zaïre, République Démocratique du Congo. Mais « le Congo, ça n’existe pas. Il n’y a qu’un fleuve et la grande forêt ». Demeure la tristesse « qui vous fait remonter tous les fleuves et vous perdre tout au fond de vous-même et pleurer. »

Danse
24 > 25 Janvier
ven 24 jan / 20:30sam 25 jan / 20:30
présenté avec La Place de la danse – festival ICI&LÀ

durée 1h50
Tarifs de 10 à 25€
CongoCongo

A force de penser au Congo, je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves où le fouet claque comme un grand étendard.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal

Le Congo n’existe pas…
Il fallait l’inventer.

1884, conférence de Berlin, le roi Léopold a une idée aussi énorme que sa large stature, il veut une colonie personnelle. Il envisage d’abord d’acheter un bout de planète à quelqu’un, une province de l’Argentine, un bout de Bornéo, une île du Pacifique, mais on refuse de vendre et même de louer. A cette époque, les explorations de Livingstone et de Stanley font grand bruit, on cherche les sources du Nil. Alors ce sera l’Afrique… Le roi convoque Stanley…
Et le Congo commence dans les rêves du roi géant, un immense jardin, une propriété privée, une société anonyme, des bénéfices inouïs…
Posséder quatre-vingts fois la Belgique, c’est quand même quelque chose.
Revenons à la Conférence. On négocie, on pinaille, on trace des lignes et des frontières, on scrute, le roi s’invente une oeuvre de bienfaisance, des sociétés philanthropiques, des missions civilisatrices, des explorations scientifiques…
La conférence se termine, l’Afrique possède désormais son acte de notaire, reste à bâtir un Etat, reste à créer le Congo…

Le Congo n’existe pas
Il fallait l’inventer…

Des tas de gens se mirent à la tâche, Stanley, l’explorateur, Charles Lemaire, l’éclaireur, Léon Fievez, le tortionnaire, les frères Goffinet les négociateurs, le comte Brouchoven de Bergeyck, le propriétaire…

Mais le Congo n’existe toujours pas…

Il n’y a qu’un fleuve, un peu de boue et beaucoup d’eau, quelque chose qui coule comme une cicatrice…
Il y a la grande forêt, les lianes, les arbres, les oiseaux, le bois pourri, et une chose nocturne qui se creuse au milieu des couleurs, comme un secret sur ce que nous sommes.
Et il y a ces photos d’enfants disparus depuis longtemps, des enfants mutilés, dans enfants sans nom ou avec un tout petit nom, comme le petit Yoka, petit garçon de Lyembe amputé de la main droite.

Le Congo n’existe pas
Ou plutôt n’existe plus…

Etat indépendant du Congo, devenu Congo belge, devenu Zaïre, devenu République démocratique du Congo…

Le Congo n’existe pas…

Demeurent la tristesse de la terre, l’insondable tristesse de la terre et le mal qui dévore…

CongoEntretien

Faustin Linyekula, vous êtes danseur, metteur en scène et chorégraphe, mais vous vous décrivez également comme un « raconteur d’histoires ». Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le texte Congo d’Éric Vuillard ?

Mon travail porte depuis longtemps sur le Congo et sur l’Afrique en général mais, pendant de nombreuses années, mon attention était surtout retenue par ce que nous, Africains, avions fait depuis les Indépendances. Sans oublier la période coloniale, j’évitais de l’aborder, de crainte de paraître utiliser ces pages de l’histoire pour justifier notre propre incapacité à gérer nos pays aujourd’hui. J’ai toujours refusé cette brèche, préférant repérer et souligner notre responsabilité dans nos malheurs, dans les ruines que nous avons nous-mêmes provoquées depuis les années 60. Quand j’ai rencontré l’écriture d’Éric, au-delà des informations dont j’avais connaissance, c’est sa parole, cette parole-là que j’ai eu envie de porter sur un plateau, un jour. J’ai lu ce livre dès sa sortie en 2012, un peu par hasard : un libraire me l’a conseillé alors que je créais La Création du Monde au Ballet de Lorraine et que je cherchais Voyage au Congo en librairie. J’ai alors acheté Congo, et c’est devenu l’un de mes livres de chevet.

Vous avez proposé à Éric Vuillard de participer à une première étape de création avec votre équipe pour avoir son regard sur vos intentions d’adaptation. Comment s’est passé ce moment de partage ?

Nous avons passé une semaine ensemble à Paris, en tout début de travail, en juin 2018. Il était là, nous regardait, nous écoutait débroussailler son texte, apportait ses réflexions, donnait des précisions historiques. C’était une semaine très enrichissante, de véritable dialogue. Nous nous étions déjà rencontrés, mais c’était la première fois que nous partagions du temps dans un même espace autour de son texte. Il était d’une très grande écoute, me disant que ce n’était pas lui qui mettait en scène et que, de sa perspective de Français, d’Européen, ça l’intéressait vivement de voir comment un Congolais pouvait se saisir de ce texte, avec sa propre histoire et sa propre approche. Par la suite, nous aurions aimé qu’il puisse venir avec nous au Congo pour la deuxième résidence, dont la plus grande partie se déroulait dans une forêt au sud de Kisangani. Comme il écrit, dans l’un des chapitres, « le Congo n’existe pas, il n’y a que la grande forêt, un fleuve » j’aurais souhaité l’emmener dans cette forêt que je connais si bien, sur ce fleuve dont il parle, sur lequel j’ai beaucoup voyagé enfant et que je redécouvre depuis peu, en pirogue, pour me rendre dans des villages où vit la famille de ma mère. Éric venait d’obtenir le prix Goncourt et son agenda en a été bouleversé ; j’espère que nous aurons l’occasion de faire ce voyage, plus tard.

En quoi cette immersion en pleine nature a-t-elle nourri votre recherche ?

L’intérêt était à la fois d’être dans la forêt, mais il se trouve aussi que nous étions logés dans une plantation d’hévéa. Le caoutchouc étant au cœur de cette histoire, passer du temps et s’imprégner du cadre de cette plantation en pleine forêt m’offraient, en tant que danseur, la possibilité de voir comment cet environnement influait sur mon corps, d’observer mes propres réactions, mais également d’écouter, d’enregistrer des sons, de construire une matière physique, charnelle et sonore pour la pièce.

Pourquoi cette forme du trio, avec trois vecteurs d’émotion : une chanteuse, un comédien prenant en charge le texte de Vuillard, et vous-même, en tant que danseur ?

Oui, trois partitions s’entrelacent et se complètent : une partition de danse, la mienne, une partition d’acteur que porte Daddy Kamono Moanda, Congolais, vivant en France depuis plusieurs années, et celle de Pasco Losanganya, également comédienne, mais qui, dans cette pièce, chante. Elle s’inspire ici des chants du peuple Mongo, au Nord-Ouest du pays, c’est en effet là, dans l’actuelle province de l’Équateur où elle est née que se sont passées les atrocités des “mains coupées” décrites par Éric Vuillard. La main coupée a en réalité deux histoires : pendant les premières années de l’occupation du Congo, la matière première était le caoutchouc sauvage récolté dans la forêt ; une loi, ou plutôt une pratique, s’est alors peu à peu installée : lorsque les autochtones, y compris des enfants exploités, ne ramenaient pas le quota exigé, les colons pouvaient leur couper une main. Par la suite, Léon Fiévez, une fois commandant colonial dans cette province, a étendu cette loi en déclarant qu’en guise de justification de l’usage de munitions, pour chaque balle tirée, il fallait ramener une main droite. La main coupée est ainsi devenue un véritable symbole dans cette partie-là du Congo. Je voulais donc interroger Pasco, qui a grandi là-bas, sur les chants qu’elle y a entendus petite et, à partir de cela, construire une partition de chants. Qu’est-ce qui pouvait bien se chanter dans ces villages-là, après le passage de Lemaire ou les exactions de Fiévez ? Il me semblait important de retranscrire aussi cette dimension dans l’espace car, pour moi, l’une des pages les plus émouvantes du livre d’Éric est celle où il parvient à donner un visage et un nom à deux ou trois enfants... dont les mains avaient été coupées. Ainsi Pasco a-t-elle créé une partition de chants pour la pièce, à partir de ses souvenirs d’enfance.

Vous avez par ailleurs fait le choix de restituer une grande partie du texte sur scène...

En effet, la partition d’acteur est totalement construite à partir du texte. Daddy Kamono porte près de trois quarts du texte et c’est vraiment cette matière-là, le sens des mots, mais aussi la musique de l’écriture d’Éric que je voulais faire entendre. Parce que cette histoire-là, nous la connaissons, mais racontée comme ça, c’est exceptionnel ! Elle constitue donc la première strate à partir de laquelle les autres ont pris forme : que se passe-t-il si l’on y superpose une couche de chants, des chants qui viennent de la forêt où ont eu lieu ces atrocités ? Et que se passe-t-il quand un danseur dont le corps est nourri de cette histoire-là, se met à bouger là-dedans ? Est-il même possible de danser ? Comment un corps peut-il seulement se mettre debout, au milieu de ça ?

L’atmosphère que produisent le son et la lumière est également très évocatrice ; quel a été votre processus de travail à cet endroit ?

Le son et la lumière devaient créer un espace physique, mais aussi et surtout un espace mental. J’ai enregistré la forêt, le fleuve, les bords du fleuve et j’ai travaillé avec un créateur sonore, Franck Moka, pour créer une installation à partir de ces matières. Il s’agit d’inviter les spectateurs, par l’écoute, à entrer dans l’histoire, à pénétrer cet espace-là. Par ailleurs, il y a de l’humour dans le texte d’Éric, qui participe du climat de la pièce, et qui est d’autant plus intéressant qu’il fait écho au sens de l’humour extrêmement aiguisé des Congolais : c’est une manière de résister à la fatalité, de ne pas se laisser mourir. Donc je garde intact cet humour, intrinsèque au texte, mais tout le reste, finalement, est très sombre. J’assume que les chants soient très sombres, que la manière de bouger reste sombre. Il a fallu construire une trame, en particulier avec Koceila Aouabed, créatrice lumière, entre l’obscurité et la lumière, en nous questionnant sur la possibilité de faire jaillir la lumière de l’obscurité, et même en nous demandant ceci : est-il seulement possible d’imaginer de la couleur pour raconter ça ? Le projet répond à un besoin actuel urgent, celui de recréer des espaces d’écoute. Or la danse peut créer un espace d’écoute. Selon moi, on n’écoute pas assez, on ne s’écoute pas assez... Tous les mal-entendus entre le Nord et le Sud, les fameux discours sur la restitution d’objets culturels africains pillés, volés, témoignent juste, d’une absence totale d’écoute de cette histoire en commun. Nous ne prenons pas le temps de l’écouter, de la regarder vraiment en face et de nous demander : que pouvons-nous faire pour avancer ensemble ? Je lisais il y a deux semaines un rapport de la Commission du Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme qui indique que 25 % des enfants qui finissent leur enseignement secondaire en Belgique ne savent même pas que le Congo a été une colonie belge. C’est le signe qu’il est temps d’écouter cette histoire, sans passion, mais juste l’écouter.

C’est cette rareté que vous avez trouvée dans le récit de Vuillard, ce pont entre hier et aujourd’hui ?

Oui, il montre que le système qui a fait que ce Congo-là soit possible, cette exploitation, qui continue aujourd’hui avec le système capitaliste, a commencé avec la traite des Noirs. Entre la traite, la colonisation, et les grandes banques d’aujourd’hui, il y a une filiation. Les commanditaires, les vrais responsables de tous ces crimes continuent à jouir des mêmes privilèges. Dans son livre L’Ordre du Jour, qui lui a valu le Prix Goncourt, c’est encore plus clair : ce sont les mêmes grands groupes industriels et financiers qui ont accompagné financièrement Hitler, qui ont exploité les prisonniers des camps, qui constituent les grandes firmes omnipotentes d’aujourd’hui. L’histoire n’arrête pas de se répéter et met à jour l’impunité des puissants.

Vous avez décidé en 2001 de retourner vivre au Congo, pourquoi ?

Vous disiez que je me décris comme un « raconteur d’histoires », et c’est vrai. Or les histoires que je raconte sont toujours des histoires vraies. Il y a dans mon travail comme une obsession du Congo et de son histoire, c’est pour cela que j’ai décidé de rentrer vivre au Congo et d’y développer mon travail. Les histoires que je veux raconter ne sont pas des histoires d’exil et je ne ressens pas le besoin d’inventer des fictions quand la réalité est aussi puissante. Dans la manière de raconter, je suis un peu comme un pêcheur qui part avec beaucoup de filets, aux mailles de différentes tailles, pour ne laisser passer aucun poisson, parce que l’histoire que j’essaye de raconter, le territoire physique et mental que j’essaye de mettre en scène est tellement mouvant, instable que je sens la nécessité d’utiliser tous les moyens en ma possession, pour essayer de me rapprocher du plus vrai de cette histoire. Parfois, cela passe par la danse, la musique, d’autres fois par les mots et, cette fois-ci, ce sont les mots d’Éric Vuillard qui m’ont donné envie d’aller plus loin dans cette partie de l’histoire. Finalement, ce processus n’est pas très différent des contes traditionnels dans de nombreuses sociétés, qui se saisissent d’une histoire et en deviennent parfois les personnages, ou bien lâchent l’histoire pour en parler de l’extérieur. Les conteurs en Afrique sont aussi danseurs, musiciens, chanteurs, et il arrive que les contes passent uniquement par les chants ou la danse, quand les choses ne peuvent plus se dire par les mots et qu’il faut juste laisser le corps bouger. C’est tout cela qui explique les différentes formes que prennent mes propositions scéniques, en fonction des histoires que je veux raconter.

Propos recueillis par Mélanie Drouère pour le Festival d’Automne à Paris, mars 2019

CongoPresse

En écoute, Vous m'en direz des nouvelles, Jean-François Cadet invite Faustin Linyekula :
http://www.rfi.fr/emission/20191122-faustin-linyekula-congo

 

L’éternel retour au Congo de Faustin Linyekula

D’une manière ou d’une autre, par la danse ou par le théâtre, Faustin Linyekula en revient toujours à sa terre natale, le Congo. Pas plus tard que l’été dernier, à l’occasion du 73e Festival d’Avignon, le metteur en scène et chorégraphe s’était inscrit, avec brio et émotion, dans les pas du Belge Milo Rau pour poursuivre son Histoire(s) du théâtre. Avec 1974, son année de naissance, comme point d’ancrage, il avait sorti des limbes le Ballet National du Zaïre et invité sur scène trois de ses membres dont le dernier spectacle remontait à plus de 35 ans. A l’image de cette ultime création, l’artiste s’est longtemps concentré sur l’Afrique post-indépendance afin d’éviter d’aborder la période coloniale, « de crainte, dit-il, de paraître utiliser ces pages de l’histoire pour justifier l’incapacité des Africains à gérer leurs pays aujourd’hui. » Une précaution qui a volé en éclats lors de sa rencontre avec l’écriture d’Eric Vuillard.

Dans Congo, paru en 2012, l’écrivain revient sur les débuts de la colonisation du pays par le roi des Belges, Leopold II, en quête d’un hochet territorial sur lequel il pourrait, lui et lui seul, régner. Très court, cet ouvrage n’est ni un roman, ni une somme historiographique, mais plutôt un récit où se juxtaposent les portraits d’acteurs de l’époque, qu’ils soient participants à la Conférence de Berlin – tels l’explorateur Henry Morton Stanley ou les diplomates Alphonse Chodron de Courcel et Edward Malet – ou administrateurs territoriaux – comme Charles Lemaire et Léon Fiévez. A travers eux, c’est la transformation de tout un territoire, devenu un pays artificiel, qui se fait jour, avec son lot de calculs politiques, d’actes machiavéliques et de cruautés plus ou moins dissimulées.

Pour adapter ce travail, devenu l’un de ses livres de chevet, Faustin Linyekula a, logiquement eu égard à son parcours, fait le pari de la confluence des arts. Tous trois originaires du Congo, Pasco Losanganya, Moanda Daddy Kamono et le metteur en scène lui-même se partagent les rôles : à la première, les chants d’inspiration Mongo ; au second, l’expression des mots ; et au dernier, celle du corps, influencée par le récit ou par ces sons que l’équipe est allée directement capter sur le terrain. Malgré la belle complicité qui unit les trois artistes, et l’histoire qui les cimente, leur proposition se révèle trop hétérogène, et pauvre en idées, pour convaincre. Parmi leurs trois partitions, assemblées dans une scénographie élégamment dépouillée, seule la voix d’or de Pasco Losanganya se détache et offre quelques moments d’émotion.

Quand Faustin Linyekula s’enferme dans une gestuelle qui a plus à voir avec la pantomime qu’avec une réelle composition chorégraphique, Moanda Daddy Kamono peine à trouver la clef pour s’extraire du simple récit historique. Il échoue à restituer l’originalité, et la force, de l’œuvre d’Eric Vuillard, pourtant pavée de saillies sur lesquelles s’appuyer. Alors, le comédien force, cabotine et consomme l’attention des spectateurs, mise à rude épreuve par ce flot textuel qui ne parvient, jamais, à prendre ni corps, ni l’allure d’un conte, aussi terrible serait-il. La faute, sans doute, à un travail d’adaptation trop léger qui reprend près des trois-quarts du texte originel, alors qu’il aurait gagné à être resserré. De cette analyse, la fin apporte la preuve. Porté par le récit atroce des « mains coupées », le spectacle décolle dans ses dernières encablures et offre un final avec toute la puissance qu’il n’avait pas su trouver 1h40 durant.

Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr- 21 novembre 2019

 

 

"Congo", de Faustin Linyekula : aveux, exorcismes

S'appuyant sur un récit d'Eric Vuillard, le chorégraphe congolais Faustin Linyekula livre une fresque sur la période coloniale à laquelle a été soumis son pays. Sans complaisance, portée par une interprétation incarnée de Moanda Daddy Kamono et Pasco Lokanganya

Le chorégraphe congolais Faustin Linyekula a souvent fait de son pays d'origine le centre de ses spectacles (« Drums and digging » ou « Le cargo » sont tous deux fondés sur un retour au pays). Avec son dernier opus, sobrement intitulé « Congo », il franchit un pas supplémentaire dans ce traitement particulier en s'appuyant sur un texte dense d'Eric Vuillard.

Si la question de la narration est essentielle dans l'univers du chorégraphe, force est de constater qu'ici, elle prend un tour radical, puisque le texte de Vuillard, portant sur l'histoire du Congo, est dit aux trois-quart par le comédien Moanda Daddy Kamono, qu'on a pu admirer en Iago dans la surprenante adaptation d'Othello par Arnaud Churin. Il livre ici une prestation époustouflante, ne serait-ce que par la difficulté de tenir un texte tout le long de la pièce.

« Congo » peut s'avérer déroutant de prime abord, du fait de cette ampleur littéraire, de la violence historique qu'elle révèle : les étapes successives qui ont conduit à sa création, l'ambition délirante du roi Léopold II, la violence systémique de la période coloniale. Si Linyekula ne s'était pas encore attelé à traiter directement de ce sujet, c'est afin de ne pas s'enfermer dans une mémoire douloureuse où il ne faudrait prendre en compte que l'aspect colonial et les stigmates que cela a pu laisser. Mais le récit d'Eric Vuillard, parsemés de notations distanciées, passant par le filtre modérateur de l'humour sarcastique, lui permet d'aborder ce thème en évitant de s'enfoncer dans la contrition culpabilisante.

« Congo » est tout entier un spectacle au croisement de la danse, du théâtre et de la musique, et ce qui le rend profondément émouvant, c'est la complicité entre les artistes. Avec la présence de Paco Losanganya, comédienne et chanteuse, Linyekula imprime une caution historique supplémentaire au texte, puisqu'elle vient de la région ou vit le peuple Mongo, là même où s'est déroulé l'épisode atroce des mains coupées durant la période coloniale. La force de la prestation de Losanganya ne tient pas seulement à ce marqueur réaliste. Avec ces compères, elle offre des moments saisissants, en particulier celui ou, sur une estrade, elle enlève son haut avant que Faustin Linyekula ne vienne dessiner, peinture au bout des doigts, les noms des pays qui ont procédé au partage de l'Afrique lors de la conférence de Berlin initiée par Bismarck.

Quand Paco Losanganya évolue ensuite sur l'estrade, elle mime une esclave soumise au regard de maitres invisibles. Avançant dans la salle, elle entre dans une colère qui la fait poursuivre les deux hommes avec des sacs. La violence le cède ensuite au désespoir et aux larmes, ponctués de paroles dites dans sa langue, sans traduction, manière d'amplifier une solitude. Dans une autre belle séquence, tandis que Daddy Kamono et Losanganya entonnent un dialogue où les mots de l'un trouvent un écho subtil dans la voix de l'autre, Linyekula achève une série de chutes incessantes contre un matelas de sacs pour peindre également son corps avec un seul doigt, le pays principalement mentionné cette fois-ci étant la Belgique de Léopold II (écrit Belgik). Toute la force de ces inscriptions tient au fait qu'ils font du corps le réceptacle principal d'une barbarie, la rendant plus éloquente que le discours le plus savant.

Dans ce « Congo » où il s'agit moins d'invectiver que de refléter des moments sensibles – liés aussi à la distance acerbe du récit d'Eric Vuillard -, Faustin Linyekula occupe l'espace de sa singularité de chorégraphe, mais en incarnant un personnage, le plus souvent silencieux. Il est le passeur de ces mots qui traduisent la barbarie. Au départ, il arpente la scène, lentement, les bras levés, les mains s'agitant en l'air, comme s'il était porteur d'une angoisse, d'une charge historique, que des grimaces, des secousses de la tête, accentuent. Prendre en charge la douleur pour mieux la relayer ou l'exorciser. Rarement la danse de Linyekula aura autant collé à son sujet, tant son expression repose sur une tension du corps, une vivacité des gestes ou chaque mouvement semble répondre à une urgence. Secousses, tremblements, à la base de son esthétique, s'inscrivent ici dans une nécessité dramatique de l'ordre de la conjuration. Entre la parole fluviale de Daddy Kamono et le chant profond de Losanganya, le corps de Faustin Linyekula s'érige en point d'incandescence pour suturer la douleur.

22 novembre 2019, http://attractions-visuelles.over-blog.com/

CongoPortrait

Faustin Linyekula

Danseur, chorégraphe et metteur en scène, Faustin Linyekula vit et travaille à Kisangani (République Démocratique du Congo) dont il est originaire.
Après une formation littéraire et théâtrale à Kisangani, il s’installe à Nairobi en 1993 et cofonde en 1997 la première compagnie de danse contemporaine au Kenya, la compagnie Gàara. De retour à Kinshasa en juin 2001, il met sur pied une structure pour la danse et le théâtre visuel, lieu d’échanges, de recherche et de création : les Studios Kabako.
Avec sa compagnie, Faustin est l’auteur de plus d’une quinzaine de pièces qui ont été présentées sur les plus grandes scènes et festivals en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, en Australie et en Afrique.
Parmi les collaborations : une mise en scène pour la Comédie Française (Bérénice, 2009), une création pour le Ballet de Lorraine (La Création du monde 1923-2012), un solo pour un danseur du CNB - Ballet National du Portugal. Faustin a aussi imaginé des performances pour des musées : le MOMA à New York (2012), le MUCEM à Marseille (2016), le Metropolitan Museum (2017) ou le Musée Royal d’Afrique Centrale à Tervuren (2018).
Il enseigne régulièrement en Afrique, aux Etats-Unis (University of the Arts, Philadelphie, University of Florida – Gainesville, University of Arizona, Tempe…) et en Europe (Parts, CNDC Angers, Impulstanz…).
Faustin a reçu en 2007 le Grand prix de la Fondation Prince Claus pour la culture et le développement. En 2016, il a été artiste associé de la Ville de Lisbonne et a reçu la médaille du mérite culturel de la ville.
Depuis 2007, Faustin inscrit son travail et sa démarche dans la ville de Kisangani où les Studios Kabako accompagnent par la formation, la production et la diffusion de jeunes artistes congolais dans le domaine du spectacle vivant, mais aussi de la vidéo et de la musique.
En 2014, Faustin et les Studios Kabako ont reçu le premier prix de la fondation américaine CurryStone pour le travail développé sur Kisangani et notamment sur la commune de Lubunga auprès des différentes communautés.
En 2016, dans le cadre de la biennale Artista Na Cidade, Faustin est artiste associé de la Ville de Lisbonne dont il reçoit la Médaille du Mérite Artistique.
A partir de septembre 2018 et pour trois saisons, il est associé au Manège – Scène nationale de Reims en France. En 2019, il est artiste associé du Holland Festival à Amsterdam.
Au théâtre Garonne, il a été l'interprète de Sans titre de Raimund Hoghe (2011).

Les studios Kabako

« Je suis Kabako, c’est moi Kabako, encore Kabako, toujours Kabako, et c’est quand il y a Kabako que Kabako devient Kabako », ainsi se présente un personnage dans la pièce Mhoi Ceul de l'Ivoirien Bernard Belin Dadié…
Kabako, c’est aussi le nom d'un compagnon de route... mais ça c’est une autre histoire !
Tout ce qui compte, c’est qu’il s’agit d’un studio : un lieu où l’on travaille, où toujours on se cherche et où parfois on trouve.
Un lieu où l’on doute beaucoup mais où certains soirs, s’impose une certitude.
Un lieu où souvent les notions d'élégance priment sur celles d'efficacité et de rentabilité...

Enfin, bref, les Studios Kabako se veulent non pas une compagnie, mais un lieu de formation, de recherche, de création et d'échanges ouvert à tous ceux qui s'intéressent à la danse et au théâtre visuel, à la musique et à l’image. Un lieu pour les artistes congolais, mais également un lieu où accueillir en résidence des artistes d’ailleurs... On pourrait croire à une ébauche, à un brouillon... Mais alors ?
Qui connaît la forme de la vie qui hurle ?

Il est des êtres assez fous pour croire obstinément, malgré les soubresauts de l'histoire, les guerres, les révolutions, les régimes, à la célébration de la beauté. Pour espérer que le dérisoire de l'art pourrait bien faire face à l'énormité des mochetés de la vie. Pour oser rêver que l'indépendance de penser, le libre-arbitre et l'initiative personnelle pourraient bien pousser de ce tas de ruines - « Oh pays, mon beau peuple ! »- que nous avons reçu en héritage... Voilà encore les Studios Kabako...
On ne sait pas où on va, et c'est justement ce qu'il y a de grisant et de stimulant.
Mais visiblement, l'inconnu nous attire ! Puis cette volonté, cette envie, cette soif d'essayer quand même...

Et pour ceux qui penseraient qu'on perd notre temps... well... on est trop intelligents pour cela !

http://www.kabako.org/

 

Eric Vuillard

Éric Vuillard, né en 1968 à Lyon, est écrivain et cinéaste. Il a réalisé deux films, L’homme qui marche et Mateo Falcone. Il est l’auteur de Conquistadors (Léo Scheer, 2009, Babel n°1330), récompensé par le Grand prix littéraire du Web - mention spéciale du jury 2009 et le prix Ignatius J. Reilly 2010. Il a reçu le prix Franz-Hessel 2012 et le prix Valery-Larbaud 2013 pour deux récits, La bataille d'Occident et Congo (Actes Sud) ainsi que le prix Joseph Kessel 2015 pour Tristesse de la terre (Babel), le prix Alexandre Viallate pour 14 juillet (Actes Sud) et le prix Goncourt 2017 pour L'ordre du jour (Actes Sud).
Il a publié en 2019 la guerre des pauvres (Actes Sud).

 

CongoGénérique

direction artistique Faustin Linyekula
texte Eric Vuillard avec Daddy Moanda Kamono, Faustin Linyekula, Pasco Losanganya
bande sonore Franck Moka, Faustin Linyekula
régie lumière Koceila Aouabed
production Studios Kabako – Virginie Dupray
coproduction Théâtre de la Ville / Festival d’Automne, Paris, Ruhrtriennale, Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles, HAU Hebbel am Ufer, Berlin, Théâtre Vidy-Lausanne, Le Manège, Scène nationale de Reims, Holland festival - Amsterdam
avec le soutien du Centre Dramatique National de Normandie-Rouen (accueil studio) et du Centre National de la Danse – Pantin (prêt studios) et du KVS Bruxelles