Conversation avec Gisèle Vienne, Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez

Entretien

Dans L’Étang, vous donnez vie à plusieurs personnages avec vos corps, Ruth et Adèle, mais aussi par le truchement de poupées qui sont sur scène. Comment avez-vous abordé le jeu ?

Ruth Vega Fernandez :  La question n’est pas que chaque interprète ait plusieurs personnages. C’est plus compliqué. Nous avons bien sûr travaillé la voix comme un outil musical, mais aussi toute une gamme d’incarnation et de désincarnation : parfois on raconte l’histoire d’un point de vue omniscient, puis un tout petit morceau de l’histoire à travers un personnage, puis encore autre chose. Ça varie tout le temps, c’est fractionné. Cette interrogation est au cœur du travail.

Adèle Haenel : En peinture, en littérature, la façon dont on a représenté le « je » a complètement explosé, par exemple avec le nouveau roman. Un personnage n’est plus représenté toujours par la même unité, et le narrateur n’est plus toujours un être omniscient. Dans le jeu, c’est comme si toutes ces évolutions de la représentation ne pouvaient pas avoir lieu parce qu’on avait uniquement à voir une matière évidente, naturelle : une personne. Je trouve intéressant de faire exploser l’unité du personnage, et de jouer sur la façon dont, par exemple, les éléments qui le construisent, cohabitent plus ou moins harmonieusement.

Gisèle Vienne : J’ai toujours trouvé fou, voire violent d’arrêter l’humain aux contours stricts de son corps. Une personne, c’est aussi son environnement : elle est faite de ce qui l’entoure et fait ce qui l’entoure. Comment s’articulent dans le présent ce que je pense, ce que je vois, ce que j’ai rêvé, mon souvenir, le souvenir qui se construit, ce qui résonne du passé, du présent anticipé ? Et comment peut-on, sur scène, inventer des formes pour développer notre conscience et notre connaissance de toutes ces couches qui font l’intensité de l’expérience du vivant ? L’identité n’est pas naturelle, elle est construite. On peut avoir l’ambition que l’acte théâtral, par sa théâtralité même, révèle cet artifice et suscite ce mouvement – provoqué par la conscience et la possible écoute de soi – qui mène vers une identité mouvante et non définie, à mon sens bien plus proche de notre réalité. Pour pouvoir atteindre ce mouvement, il est nécessaire de comprendre le rôle que nous jouons tous les jours, que nous sommes amené.es et même forcé.es de jouer.

Adèle Haenel : Ce que Gisèle travaille, ce sont les premières évidences d’un plateau : l’espace et le temps. La distorsion de l’espace-temps par une certaine qualité de mouvement, pour parler de ces émotions qui justement distordent l’espace-temps. Les émotions que Gisèle travaille parlent de ces multicouches de réalité mais aussi de la manière dont elles se simplifient dans la sensation d’être.

L’Étang raconte l’histoire d’un adolescent qui teste l’amour de sa mère en simulant un suicide. Cette histoire résonne fortement aujourd’hui, en rappelant que le foyer est loin d’être un endroit de sécurité pour tout le monde.

Gisèle Vienne : C’était très curieux de travailler cette pièce pendant le premier confinement. L’Étang, c’est bien une boîte blanche dans laquelle les personnages sont enfermés. La pièce met en scène toute la manière dont le système sociétal est imprimé dans notre chair à travers la structure des rapports déjà créée dans la famille ; le modèle intime qui fait que cela va s’ancrer dans notre éducation sensible et affective. Je ne l’ai conscientisé que progressivement, mais la structure de la famille – avec un papa, une maman et des enfants –, je ne l’ai jamais vue autrement que comme dysfonctionnelle. On sait très bien que les violences conjugales, l’inceste et les viols ne sont pas l’exception et font partie d’un système. Mais même sans ces faits-là, même dans sa banalité, la structure familiale reste violente. Demander à tout le monde de rester chez soi en supposant que la maison est un havre de paix et d’équilibre, c’est faire rentrer dans les sphères privées ce qu’on ne veut pas voir dans les sphères publiques. Il y a des gens à qui on a envie de dire : « Sortez de chez vous, partez loin ! »

Adèle Haenel : Révéler l’ampleur des violences domestiques est subversif. Avec le nombre de témoignages qui apparaissent depuis #metoo, ce qu’on perçoit clairement c’est qu’il n’y a aucun havre de paix pour les femmes dans une société structurellement sexiste.

Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes et Jean-Roch de Logivière, revue Mouvement.

Intégralité de l'entretien à lire sur www.mouvement.net