Entretien avec Anne Teresa De Keersmaeker

Entretien

Vocabularium (titre provisoire) consiste en un solo axé sur la danseuse Cynthia Loemij, membre de votre compagnie, Rosas, depuis 1991 – autant dire une très proche et fidèle partenaire artistique.

Cynthia fait partie des personnes inscrites dans l’ADN de Rosas. Beaucoup de rôles ont été conçus pour elle mais c’est la première fois qu’un solo lui est dédié. Cette création prend comme point de départ son cheminement au sein de la compagnie et tisse des liens en parallèle avec son histoire personnelle. Cynthia est née d’un père indonésien et d’une mère néerlandaise : le passé colonial des Pays-Bas et la lutte de l’Indonésie pour son indépendance ont marqué en profondeur toute sa famille.

La pièce est actuellement encore en gestation. De quoi se nourrit-elle dans cette première phase de développement ?

À la base se trouvent Revolusi L’Indonésie et la naissance du monde moderne et De kolonisatie van de toekomst (La colonisation du futur), deux livres importants de l’écrivain et historien flamand David Van Reybrouck. La colonisation de l’Indonésie a été l’un des exemples les plus marquants du colonialisme capitaliste, dont les conséquences peuvent encore se perce- voir aujourd’hui. Nous échangeons beaucoup avec David Van Reybrouck sur ces questions. L’œuvre de Jannetje Visser-Roosendaal (1899- 1990) constitue une autre source d’inspiration. Arrière-grand-mère de Cynthia, cette autrice néerlandaise a écrit de nombreux romans, dont Tot in den Dood, victime durant la Seconde Guerre mondiale de la censure exercée par les nazis à l’encontre de la littérature de résistance.

Quels sont les axes de recherche au niveau de la conception scénique ?

Nous retraversons tout le répertoire de la compagnie – qui compte plus de soixante pièces – en nous focalisant sur le matériau que Cynthia a dansé elle-même et sur celui avec lequel elle se sent le plus en affinité. Tout le vocabulaire chorégraphique de la compagnie a été nourri non seulement par moi mais également par différentes générations d'interprètes qui ont déposé leurs empreintes sur l’écriture. Nous allons également procéder à un travail de montage pour la musique. En outre, nous allons utiliser du texte, sous des formes qui restent à définir. L’idée directrice générale consiste à effectuer un retour en arrière pour mieux aller de l’avant.

Outre ce solo, le théâtre Garonne – qui mène un compagnonnage de longue date avec Rosas – va programmer une pièce de groupe créée en 2023.

Le théâtre Garonne est une maison de grande confiance, qui nous accueille régulièrement depuis trente ans. Au fil du temps, un lien très fort s’est construit avec l’équipe et avec le public – un lien auquel je tiens beaucoup. Je suis très contente et reconnaissante que nous puissions nous engager ensemble sur ces projets à court terme. Présenter ici en première française ce solo mêlant intimement danse, musique et texte fait particulièrement sens dans la mesure où le théâtre Garonne défend depuis ses débuts une ligne directrice artistique exigeante au croise- ment de plusieurs disciplines.

2023 marque le 40e anniversaire de la compagnie. Avez-vous prévu de célébrer l’événement d’une manière ou d’une autre ?

Non, nous attendons plutôt les cinquante ans. Je n’aime pas le chiffre 4, je préfère le chiffre 5 (sourire).

D’accord, nous en reparlerons dans dix ans, alors. En attendant, pouvez-vous me dire ce qui, au- jourd’hui, après tant de pièces, vous donne encore l’impulsion pour créer ?

Le désir, tout simplement. Je crois toujours que la danse peut être un endroit de célébration autant que de réflexion ou de consolation. Elle a un vrai pouvoir cathartique dans l’époque actuelle, profondément incertaine. Beaucoup de ques- tions cruciales se posent en ce moment. Vers quoi allons-nous ? Quel rôle l’art peut-il jouer dans le devenir de la planète, en particulier sur le plan écologique ? Il y a une prise de conscience de plus en plus importante mais il y a comme une impuissance à agir... J’ai le sentiment que nous sommes pris au milieu d’un tourbillon ou d’une spirale. L’aspect positif d’une spirale est qu’elle n’a pas de fin : il y a un point de retour- nement après un temps de suspension. Je pense que nous vivons un moment clé de l’histoire de l’humanité. Le solo pour Cynthia soulève égale- ment pas mal de questions. Comment peut-on parler avec la danse ? La danse peut-elle être politique ? Quels sont ses défis pour demain ? Tandis qu’il est peut-être déjà trop tard, que fait- on avec l’espoir ?

Propos recueillis par Jérôme Provençal