Entretien avec Azkona Toloza

Entretien

Le 2 janvier 2019, vous lisez une lettre signée par trois chefs indigènes d'Amazonie et envoyée à Jair Bolsonaro, peu après son élection à la tête du Brésil. Qu'est-ce qui vous a interpellé.es dans cette lettre ?

La première chose à expliquer est que cette lettre a été envoyée deux jours après la prise de fonction de Bolsonaro au Brésil et en tant que telle, elle constitue une prise de position claire de ces chefs amazoniens à l'égard du gouvernement. La première chose qu'ils rappellent au président est que l'État-nation brésilien a une grande dette envers les peuples indigènes, une dette qui remonte à des siècles, car en Amazonie, la position officielle de l'État n'a pas changé avec les différents présidents qui se sont succédé. L'idée du développement de l'industrie extractive et de la création d'un grand corridor commercial se déploie depuis plusieurs décennies. Peut-être qu'à l'époque de Lula, le gouvernement a prêté plus d’attention à cette problématique, mais dans le calcul global, la dette reste énorme. Et face à cela, les chefs indigènes affirment être ouverts au dialogue, mais également prêts à se défendre contre les menaces de l'État.

Il y a quelque chose de très ironique dans l'émotion des médias internationaux vis-à-vis des incendies de 2019 qui ne sont que le résultat de siècles de colonialisme dont nous profitons largement...

Les positions des médias ne diffèrent en presque rien du récit gouvernemental, un récit qui répète sans cesse la nécessité du progrès en Amazonie, et combien le développement du capital est essentiel pour le bien-être du territoire. Un discours populiste, plein d'excuses, qui ne vient justifier que la barbarie. Parce que les médias, tout comme l'art, à travers le cinéma et la littérature, ont servi à justifier l'avancée d'un progrès effréné, en parlant toujours de l'Amazonie comme d'un espace désertique, vide, sans population ni villages, mais offrant de multiples richesses qui n’attendraient qu’à être exploitées.

Qu'avez-vous trouvé lors de votre voyage en Amazonie que vous n'aviez pas imaginé lors de vos recherches pour ce spectacle ?

Nous avons fait un voyage en Amazonie urbaine, dans les grandes villes comme Manaus, qui compte plus de deux millions d'habitants. Car, en général, de l'extérieur, nous avons la sensation que l'Amazonie n'est composée que de grandes extensions de jungle et de rivières. L’existence de ces villes est une conséquence directe de l'avancée de la déforestation et de l'industrie extractive, et ce au détriment des milliers d'indigènes qui ont dû fuir leur territoire parce qu'ils ont été expulsés ou persécutés. Et c'est là, dans les favelas des grandes villes, que ces personnes commencent à avoir faim, et non dans les communautés disséminées dans la jungle, où la nourriture est presque toujours assurée.

Quelles images ont nourri la scénographie de Teatro Amazonas (toute en verticalité et aux formes tranchantes) ?

Pour nous, l'idée de contemplation du paysage était la base des deux premiers volets de la trilogie PACÍFICO - Extraños mares arden et Tierras del Sud - mais lorsque nous sommes arrivé.es en Amazonie, nous avons réalisé que cette contemplation n'était pas possible. Parce qu'en Amazonie, vous faites face, presque toujours, à un énorme mur vertical produit par la jungle épaisse. Un mur vert qui vous empêche de voir à plus de quelques mètres. Et cette impossibilité fait que tout s'emmêle, pas seulement l'espace physique. C'est ce que nous recherchions avec la scénographie.

Comment parvenez-vous à trouver la bonne distance entre un travail documentaire, donc objectif, et votre propre positionnement vis-à-vis des problématiques soulevées ?

La première chose est que le travail documentaire n'est jamais objectif, comme tout processus de création artistique. Nous ne sommes ni des journalistes, ni des scientifiques. Par contre ce qui nous importe, c'est que notre voix soit portée par les faits, les données, les lignes qui peuvent être tracées entre les différentes situations et les époques. Il est donc très important pour nous d'essayer d’effacer toute la charge idéologique des discours. Au moins la nôtre. Laisser les autres parler, laisser les vrais protagonistes raconter leurs histoires.

Votre travail de recherche et votre pratique artistique ont-ils évolué entre le premier volet Extranos mares arden (2014) et  ce dernier Teatro Amazonas (2020) ?

Ce furent six années d'apprentissage continu. Lorsque nous avons commencé avec Extraños mares arden, nous ne savions presque rien du colonialisme, notamment parce que ce sont des histoires qui restent la plupart du temps enfermées dans le silence. L'une des choses que nous avons apprises est la reconnaissance de notre propre éducation coloniale, car nous avons été éduqué.es par un système qui est profondément colonial. Le fait est que le colonialisme nous traverse et, presque sans que nous le remarquions, il influence de nombreuses décisions que nous prenons au quotidien. Le désapprentissage est vital dans ce processus décolonial, mais la première chose à faire est de réaliser qu'en tant qu'Occidentales et Occidentaux, nous avons été éduqué.es par la Colonie, par celle qui se considère comme la seule et unique façon de voir et d'organiser le monde.

Propos recueillis par Sarah Authesserre