Entretien avec Emmanuelle Huynh et Pierre-Yves Macé

Entretien
Entretien

Quelle a été la trajectoire entre Mùa, ton premier solo, ton premier travail sur le pays paternel et Nuée vingt-cinq ans plus tard ?

Emmanuelle Huynh : Ce travail s’est fait suite à une villa Médicis sur les murs au Vietnam. Je ne connaissais pas ce pays, j’étais dans un moment de grande crise. Je suis revenue, et Mùa a existé, ce qui a été une métaphore du voyage vietnamien. Mais, c’est plus large que le voyage vietnamien, c’est aussi une trajectoire de danseuse, d’interprète, d’une jeune femme. Vingt-cinq ans après c’est une autre crise, qui est la disparition de la figure paternelle. Ça m’amène, à nouveau, à repartir parce qu’il y a eu trop peu de mot. Et il y a aussi eu un livre que notre père nous a laissé. Il a eu le temps d’écrire ce qu’il n’avait pas eu le temps de dire, notamment sur la fratrie, là où il est né, là où il avait grandi, appris à lire, et d’où il était parti sur les rives du fleuve Saigon. J’ai eu envie de retourner dans ces endroits, en ayant la conviction, que les endroits nous font tout autant que nous les faisons. Donc retourner là où mon père est né en frontières cambodgiennes ; retourner au Delta du Mékong là où il a appris à marcher, à parler ; retourner sur les rives du fleuve de Saigon exactement d’où il est parti, avec les photos, la famille qui était encore là, c’était pour moi revenir sur les traces et me mettre physiquement dans un endroit où j’aurais pu apprendre, comprendre, ressentir. Je suis la deuxième génération métisse. Le métisse par définition n’est ni de là-bas, ni d’ici. Donc c'est aujourd’hui, réexplorer, cet endroit de ni de là-bas ni d’ici, avec les gens avec qui je travaille.

As-tu fait ce voyage seule ?

Emmanuelle Huynh : J’ai fait ce voyage seule, dans une résidence qui s’appelle la villa Saigon. Je suis revenue avec des traces sonores, des traces photos. Beaucoup d’éléments physiques, atmosphériques, sonores proviennent de ce voyage que j’essaye de partager.

Quel est le rapport entre ton corps et le pays des origines ?

Emmanuelle Huynh : À chaque fois que je suis en allée en Asie, je suis vraiment dans mon élément. J’aime beaucoup la mousson, où il ne fait que pleuvoir, chauffer. Cet endroit c’est une ambiance, c’est un moteur physique pour moi, je sens quelque chose ; je ressens. Ça me met dans un état dansant parce que ça me permet de ne presque pas m’échauffer et de pouvoir danser « tout le temps ». Donc le corps, se transforme en une espèce de base climatique météorologique. C’est Min Tanaka, le grand danseur butô qui parle de « body weather laboratory », du corps comme un laboratoire météorologique. Je me sens absolument en total continuité.

D’où vient cette image de masser sa peau avec la terre comme un rapport de soin entre le corps et le pays comme si le corps allait soigner le pays et que le pays allait soigner le corps ?

Emmanuelle Huynh : C’est réversible comme la question des espaces et de l’architecture, c’est-à-dire que les espaces nous forment, nous conforment et nous on les modifie, et même une terre, un pays. J’adore l’idée que je masse mon pays. Prendre soin de son pays, prendre soin de son corps, des autres, c’est vraiment la tâche des danseurs et le savoir des danseurs.

Comment avez-vous appréhendé le travail musical dans cette réalisation ?

Pierre-Yves Macé : Il est paru assez évident que la musique devait tenir compte des sons du pays, aussi bien des sons que Emmanuelle a ramené. Puis on s’est focalisé sur la berceuse qui est devenue un élément vraiment central dans ce choix de matériau pour un ensemble de raisons : l’une d’entre elle est que c’est vraiment lié biographiquement au père d'Emmanuelle. Il est vraiment comme un élément rassurant et en même temps un élément lié à l’angoisse du départ, de l’inconnu. Et puis, il se trouve aussi que le travail sur ce genre de matériau, ritournelle-berceuse, résonne avec ma propre pratique de compositeur. Je pense que ce qui est intéressant dans le fait de ne pas être allé moi-même à Saigon c’est que je ne peux pas faire fonctionner la fonction biographique qui est celle de Emmanuelle. Et je pense que c’est intéressant, je pense que ça nous oblige aussi de trouver un langage, un vocabulaire commun et ça ce n’est pas seulement avec moi, mais aussi avec les autres membres de l’équipe, c’est-à-dire que ça met un petit peu à distance, ça abstractise ces éléments qui pourraient être un peu trop anecdotiques.

Emmanuelle Huynh : La façon dont je savais sans bien savoir comment travaillait Pierre-Yves, en tout cas, la connaissance du matériau existant, pouvait être un support de travail qui m’attirait. Toute la dimension compositionnelle m’attire aussi, c’est à dire que ce n’est pas juste des prélèvements qui sont remis, mais un vrai travail de composition, d’épaississement du son, de ce qu’il contient, que moi je ne sais pas, mais qui peut résonner avec des choses qui sont dans ce projet. Ce travail de traduction, lié au processus de chacun me plait. Je me sens toujours curieuse comment l’autre invente, car c’est toujours passionnant.

Comment la musique vient-elle s’entrechoquer avec tes pas sur le plateau ?

Emmanuelle Huynh : On a fait deux essais depuis ce matin, on a fait un gros bout à bout massif avec quatre matériaux que j’avais, qui sont sortis depuis juin, depuis la sortie premier confinement, et que j’avais repéré avec Gilles Amelvy, Caterina Andreo et Jennifer Lacy, les deux femmes chorégraphes qui m’accompagnent. En fait je n’entends pas toujours, mais j’entends. Que ça soit les sons de Pierre-Yves, la lumière, ou le brouillard de Cathy et puis parfois les mots que j’aperçois...

Pierre-Yves Macé : On est dans ce stade assez agréable du travail où il y a une part assez large d’imprévu. Moi-même dans ce que j’envoie c’est très peu fixé, c’est-à-dire que ce sont des sons qui se déclenchent de manière aléatoire. Par exemple tous les feel recording, les ambiances de Saigon qui viennent de l’arrière, apparaissent et disparaissent de façon purement aléatoire. Dans ce processus là il y a des rencontres heureuses, parfois on se dit « Ah tiens, il faut noter ça parce que ça s’est produit là ! » c’est ce qu’a fait Gilles pendant le filage. Il faut peut-être écrire ça effectivement, parce que ce qu’il s’est passé par hasard, peut-être que c’est un hasard heureux donc finalement on en est là à essayer, à collecter ces hasards heureux, à travers une démarche intuitive, faite de pur hasard et de rencontres imprévues. Il y a peut-être aussi la question des haut-parleurs, c’est une question qui s’est posée assez vite parce que je sais que pour moi, ça a du sens de rendre visible les haut-parleurs et les faire apparaître sur le plateau. Donc il faut imaginer dans l’espace que Emmanuelle va traverser, qu’il y aura ces présences, presque comme des arbres qui vont marquer l’espace.

Emmanuelle Huynh : Oui ça me plait beaucoup. Moi aussi j’aime beaucoup les haut-parleurs, les enceintes, et leur physicallité. On a décidé qu’ils seraient sur pied, comme des arbres. Ça me plait de ne pas être toute seule au plateau, ça m’aide que l’espace ne soit pas vide. J’aime beaucoup la manifestation physique du son, ça une histoire dans mon propre parcours. Le son se manifeste par sa volonté et j’adore. J’aime vraiment ce que chacun amène et comment je peux faire quelque chose avec ce qui est amené, ce que ça va apporter. J’en n’aurais pas eu l’idée et tant mieux que ça vienne comme ça.

D’où proviennent les mots qui apparaissent sous la forme d’un puzzle poétique ?

Emmanuelle Huynh : Il y a deux sortes de textes. J’ai la dérushé de quelques improvisations où j’ai accumulé, où je dis « Je masse mon pays avec mon squelette, avec mon sang, ma lymphe, mon liquide encéphalo-rachidien… » En fait, j’étais en train de revisiter les corps de danseuse qui m’ont faite : corps classique, corps post-moderne, corps butô. Et puis,  il y a les textes où il y a plusieurs adresses et ça c’est vraiment l’écriture de Gilles, dont j’aime l’écriture. Il avait remarqué dans certaines improvisations que je m’adresse à mon père, à un amant, et aussi au pays. Gilles, Cathy, Pierre-Yves disent ce qu’ils ont ressenti. Ça c’est la complexité du danseur, du chorégraphe qui est au plateau. Je confis ma vision aux gens à qui j’ai confiance.

Est-ce que c'était un choix de départ, une volonté de mettre cette adresse par l’écrit ?

Emmanuelle Huynh : Non, c’est récent. C’est venu au mois de septembre, quand j’ai lu, j’ai écrit. Il y a ce livre, cette histoire, ces histoires, il y a la guerre, et l’histoire du pays…

En tant que spectateur, on est vraiment dans cette situation d’enquêteur, observateur, à l’affût. On sent qu’il y a eu un processus d’accumulations, de bribes, de traces…

Emmanuelle Huynh : Vu que c’est la première fois qu’on assemble des choses entre elles, Jacky est aussi venu nous dire quelque chose de cet ordre ; une traversée pour le spectateur. C’est encourageant pour nous.

Que vous évoque le concept de « destinérance » de Jacques Derrida ?

Emmanuelle Huynh : J’ai écrit au Vietnam à un ami, en lui disant que j'étais arrivée à Radja, là où mon père est né. Je ne sais pas où il est né, il n’y a pas d’hôpital, pas d’adresse. Mais j’ai eu un sentiment de total dissolution dans le vent et dans le ciel. Puis je suis allée me baigner dans l’île qui était en face, Fouk Wok, dans le golfe de Thaïlande. Un intense sentiment que l’errance était une destination et que je continuais à chercher, mais que je pouvais revenir.  Je suis allée à Radja et je suis allée sur une île, je m’y suis baignée longuement, j’y ai vu une nature extraordinaire et j’ai pu revenir. Et cet ami m’a dit « ça me fait vraiment penser au concept de Derrida, la destinérance », donc cheminer, chercher errer : c’est une destination.

 

Propos recueillis par Cécile Baranger et Nicolas Sarris