Entretien avec Fanny de Chaillé

Entretien

Vous concevez des créations scéniques depuis vingt-cinq ans en oscillant librement entre théâtre, danse, performance et musique. Sur quels grands axes ou fondements s’appuie votre travail ?

Au début de mon parcours, j’ai beaucoup exploré le domaine de la poésie sonore, dans le prolongement d’un travail de recherche universitaire que j’avais accompli sur ce sujet. À l’époque, j’évoluais plutôt dans le champ de la danse contemporaine car c’est là que j’ai ressenti mes premiers grands chocs de spectatrice. Peu à peu, le texte a gagné en importance dans ma pratique – qu’il s’agisse de textes produits par moi à partir d’une écriture de plateau ou de textes écrits par d’autres personnes, en particulier le poète Pierre Alferi, avec lequel j’entretiens une collaboration de longue date. Dans tous mes projets, le texte, qui m’intéresse d’abord dans sa matérialité, ne s’éloigne jamais du corps. Comment ça bouge quand on pense ? Et comment ça pense quand on bouge ? Ce sont là les questionnements qui sous-tendent toute ma recherche. À mes yeux, il n’y a pas de pensée sans corps. Je demande ainsi beaucoup physiquement aux interprètes avec lesquels je travaille. Au-delà, je cherche à interroger les modes de représentation, à concevoir des formes en interaction dialectique avec les lieux où elles s’inscrivent, théâtres ou autres.

Qu’est-ce qui détermine votre décision de vous engager dans un projet ?

Souvent, cela part d’une question qui n’a pas été résolue dans un projet précédent. Par exemple, l’idée de ma nouvelle création, Une autre histoire du théâtre, m’est venue en travaillant sur Le Chœur, une pièce récente que j’ai faite avec de jeunes comédien·nes. Durant le processus créatif, il m’est apparu que leur connaissance de leur pratique était très limitée. Leur champ de références n’est pas le même que le mien ou que celui d’acteur·rices plus expérimentés. Du coup, je me suis dit que cela pouvait être intéressant d’élaborer un projet autour cette pratique.

En quoi consiste précisément Une autre histoire du théâtre ?

Plutôt que de remonter jusqu’à l’Antiquité, j’ai eu envie de raconter l’histoire du théâtre d’aujourd’hui en me focalisant sur les acteurs/actrices. La pièce réunit quatre interprètes, deux hommes et deux femmes. Au tout début des répétitions, je leur ai demandé de venir avec des scènes qu’ils ou elles auraient rêver de jouer et de nommer des acteurs ou actrices qu’ils ou elles auraient rêver d’être. Le travail s’est enclenché à partir des échanges que nous avons pu avoir à ce moment-là. Si cette histoire alternative du théâtre est d’abord une histoire des acteur·rices, elle va bien sûr croiser aussi l’histoire des metteurs/ metteuses en scène, des scénographes, etc.

Il s’agit d’une pièce tout public. Est-ce un paramètre essentiel, voire constitutif, du projet ?

Oui, c’est très important à mes yeux. J’ai pris énormément de plaisir à travailler avec des enfants et des ados pour Les Grands puis avec de jeunes acteur·rices pour Le Chœur. Avec Une autre histoire du théâtre, je souhaite vraiment réussir à réaliser une pièce qui touche et concerne le jeune public (à partir de 10 ans) autant que les adultes.

Vous présentez par ailleurs Désordre du discours, une pièce qui se fonde sur L’Ordre du discours, texte prononcé par Michel Foucault lors de sa leçon inaugurale au Collège de France le 2 décembre 1970 (1). La pièce est donnée à voir et à entendre dans des amphithéâtres universitaires.
À quoi répond ce choix ?

L’amphithéâtre d’université est un endroit que j’aime beaucoup. L’écoute y est spécifique : on n’est pas spectateur dans un amphithéâtre ou un auditorium, on est auditeur. Produire une pièce pour des auditeurs et non des spectateurs constitue un paramètre clé de ce projet. Ça me semblait quasiment impossible de réactiver le texte de Foucault dans un autre endroit. Par exemple, je pense que cela aurait donné quelque chose d’indigeste dans un théâtre.

En quoi ce texte vous importe-t-il et comment l’idée de le mettre en scène a-t-elle germé en vous ?

L’Ordre du discours m’accompagne depuis longtemps. Je l’ai découvert grâce au chorégraphe Alain Buffard, dont j’étais alors l’assistante. Quand je l’ai lu la première fois, le texte a profondément résonné en moi. Entre mes pièces de groupe, j’aime concevoir des solos pour des personnes avec lesquelles je travaille régulièrement. Guillaume Bailliart – qui interprète Désordre du discours – et moi avons une passion commune pour la philosophie. J’avais envie d’un texte complexe pour ce solo avec lui. J’ai relu L’Ordre du discours et j’ai appris qu’il n’existe aucun enregistrement de la leçon de Foucault au Collège de France. Dès lors, c’était une évidence : le théâtre me permet de revenir de cette absence, de ce vide.

Propos recueillis par Jérôme Provençal

(1) publié chez Gallimard