Entretien avec Joël Fesel et Charles Robinson

Entretien

J’accepte est le fruit d’une coécriture entre le Groupe Merci et Charles Robinson. Cela signifie qu’il ne s’agit pas d’une commande d’écriture ?

Charles Robinson – Effectivement, si l’on m’avait passé une commande d’écriture, j’aurais travaillé seul un texte que j'aurais remis au Groupe Merci clef en main. Or, nous avons voulu oeuvrer autrement. Avec l’équipe, nous avons mis en place un laboratoire intitulé In Cookies Project où nous avons inventé ensemble des choses en direct au plateau. Pendant les premiers mois de la création, j’ai proposé comme base de travail aux comédien·nes des petits découpages de textes dont ils pouvaient se saisir. Ces « prototypes » de texte plutôt concrets m’ont permis de tester avec eux des choses de l’ordre de la langue, de situations, de personnages, d’enjeux narratifs… J’avais besoin de cibler là où ça peut faire création collective. Nous avons eu aussi beaucoup de discussions autour de nos inquiétudes, sur la question du numérique mais aussi du politique, afin de trouver un imaginaire commun. Ensuite, j’ai finalisé un texte et je les ai laissé s’envoler avec ! Depuis, les éditions Espace 34 ont annoncé une publication de la pièce pour 2023.

Joël Fesel – Nous avions déjà travaillé avec des auteurs mais jamais dans une telle proximité. Le plateau est devenu l’établi d’une pensée à usiner. Pour Merci, ce compagnonnage a été vraiment une façon autre de travailler. Nous avions ce désir de voir comment nous étions en adéquation sur ce genre d’inquiétudes.

Justement quelles inquiétudes soulève J’accepte ?

J. F. – J’accepte vient de questionnements sur notre utilisation des instruments numériques. Nous sommes sans arrêt en train de cliquer en ayant conscience que nos données sont captées à chacun de nos clics, mais sans réellement savoir à quoi ça sert, où ça va… Tout ce mystère est inquiétant. Et pourtant l’économie actuelle se joue dans nos clics quotidiens. On est constamment cerné, on nous revend nos propres données, on devance même nos désirs... Cette question politique de la prédation par ces nouveaux dispositifs était au cœur de notre inquiétude : que signifie cette démarche d’« accepter » tout le temps ? Puis s'est posée ensuite la question compliquée du traitement de ce thème au plateau. Il fallait trouver une dramaturgie dans toute cette matière apportée par le travail avec Charles Robinson.

Comment avez-vous géré cette tension entre l’abstraction de votre sujet et l’incarnation théâtrale, vivante, humaine ?

J. F. – Le point d’entrée pour moi a été la gestion de l’espace. En tant que scénographe et plasticien, j’ai besoin de voir l’espace d’incarnation, de créer le dispositif dans lequel nos corps et nos pensées sont enchâssés. Et ici le dispositif nous conduit clairement à une résignation de l’acceptation. J’ai tiré cette problématique du numérique vers un champs assez tragique ; on n’en réchappera pas. Même si ça dérape dans le burlesque, J’accepte est une tragédie. Et c’est posé dès le départ.

C. R. – L’imaginaire qui nous rassemblait tous avait à voir avec un espace proche des limbes numériques, d’un fond de cloud. Les personnages sont capturés dans ces limbes. Car, il s’avère que malgré notre utilisation quotidienne du numérique, nous ignorons comment fonctionnent nos ordinateurs ou nos iPhones. Et si nous paniquons face à ces instruments, nous paniquons tout autant face à la défaite globale de la démocratie, au dérèglement économique et climatique, à l’effondrement de nos sociétés. Numérique, politique, tout cela nous mène au même endroit de superstition ! C'est cette peur devant quelque chose de diabolique qui les intoxique que portent les personnages de J’accepte.

Quelle expérience souhaitez-vous faire traverser au public ?

J. F. – Nous voudrions que le public vive un trouble. Nous le convoquons à la traversée d’un poème visuel et dramatique, sensoriel dont la question centrale est : « Qu’abdique-t-on chaque jour de notre humanité ? » Et cela se passera sur une scène de théâtre. Finalement jouer sur un plateau pour nous est quelque chose de nouveau ! On va s’amuser avec ça !

Propos recueillis par Sarah Authesserre