Entretien avec Lia Rodrigues

Entretien

Votre pièce Encantado a été élaborée en pleine pandémie.
Comment la crise sanitaire traverse-telle cette nouvelle création ?

Quand nous nous sommes rencontré·es, les onze danseuses et danseurs et moi-même pour commencer à travailler vers avril-mai 2021, j'avais déjà rassemblé quelques images et textes depuis 2019. Pendant cette création, nous devions suivre des protocoles de distanciation et de port de masques, sans compter des tests hebdomadaires. Nous étions tous très préoccupé·es par l'énorme crise sanitaire que traversait – et que traverse encore – le Brésil. À ce moment-là, le centre d'art de Maré (favela de Rio) fonctionnait aussi comme un lieu de stockage de nourriture, de bouteilles d'eau, de produits d'hygiène et de nettoyage et d'équipements de protection individuelle distribués aux 17 000 familles de la région qui vivent dans une extrême pauvreté. Cette initiative était inscrite dans le cadre de la campagne « Maré dit NON au coronavirus ». Parallèlement aussi, des ouvriers changeaient notre toit et installaient l'énergie solaire dans le cadre de notre projet de transformation du centre d'art en bâtiment durable. Et un unique rideau de tissu nous séparait de toutes ces activités ! Nous étions dans une coexistence très intime. Je pense qu'Encantado a été traversé par tout cela. Je vois trois étapes dans cette création qui témoignent en quelque sorte des différents moments de la pandémie : celle où les artistes sont séparés et ne peuvent se toucher, une deuxième phase où ils commencent à former des duos, trios et quatuors et à la fin de la création, une fois tous vaccinés, lorsqu'ils forment une danse collective.

De quelles images, de quelles visions procède Encantado ?

Le spectacle est né du désir d'utiliser la magie et l'enchantement comme guides de notre processus créatif. Comment enchanter nos peurs et constituer ensemble un collectif ? Comment enchanter nos idées et nos corps en les transformant en images, danses et paysages ? Si les transformations commencent dans nos rêves, alors comment transformer ces rêves en quelque chose de réel ? On voulait faire advenir l'enchantement. Dans la culture afro-indigène du Brésil, un encantado désigne aussi une entité entre les mondes des vivants et des morts, qui se trouve dans la nature. Moi je crois à cela : une vision du monde, une cosmogonie qui nous aide à réfléchir sur l’écologie, les transitions entre les mondes, l'acceptation d'autrui dans toutes ses différences. Comment s'enchanter avec l’autre, alors qu'il est à l'opposé de ce que nous sommes ? Encantado propose une autre vision du monde possible, ni occidentale, ni eurocentrée. Je cherche moi-même à y échapper. Cette possibilité m’enchante, et je suis enchantée parce qu’elle me transforme.

Vous lisez beaucoup.
De quelles lectures est irriguée la pièce ?

L'ouvrage Torto Arado d’Itamar Vieira da Silva, un écrivain brésilien, m’a fortement marquée au début de la pandémie. Son histoire se déroule dans ce Brésil terrible, avec ses inégalités et son racisme structurel. Une partie du récit se fait à travers la voix d'un de ces encantados. Et puis il y a eu beaucoup d'autres lectures, sur des sujets qui me préoccupent beaucoup, qu'ils soient écologiques, féministes, comme Vivre avec le trouble, de Donna Haraway. J'essaie de lire des autrices car je veux être proche de la pensée des femmes pour sortir de ce monde trop patriarcal. Il faut transformer notre pensée, élargir notre bibliographie ! Je lis aussi beaucoup d'auteur·rices afro-descendant·es. Une écologie décoloniale de Malcolm Ferdinand a également été très important. J’ai grandi avec ces réflexions parce que mon père était journaliste et a créé le premier journal écologiste brésilien dans les années 70. Je sais que des gens, parmi les peuples indigènes, pensent cette question depuis des milliers d’années et il est temps de les écouter. Pour moi, l’écologie commence avec la solidarité, la capacité à voir et à accepter la différence, la possibilité d’élargir sa vision du monde, l’écoute radicale.

Pour qui, pour quoi, dansent ces encantados ?

Les encantados invitent à rêver. Ils veulent rire et faire rire, tâche difficile en ces heures sombres. Mais nous devons être capables de rire de l'absurdité, de nous ouvrir à la possibilité de rencontrer des personnages, des situations autres, des vies différentes peuplées de figures humaines et non humaines que nous ne connaissons pas.

Que peut la danse face à la politique actuelle du Brésil ?

Nous vivons l'un des moments les plus terribles de notre histoire récente. La pandémie met en lumière les circonstances précaires dans lesquelles vit la majorité des Brésilien·nes. Nous sommes plus que jamais confronté·es aux profondes inégalités sociales et à la violation des droits humains qui marquent le passé et le présent de notre pays. Le Brésil est un pays extrêmement raciste, où il y a un génocide des personnes noires, trans et autochtones et un taux extrêmement élevé de féminicides. Toutes les 23 minutes, un jeune homme noir est assassiné au Brésil. Nous avons toujours connu le génocide de la population noire. Nous savons que la démocratie ne peut exister sans lutter contre le racisme. Je pense que la culture et les arts peuvent faire prendre conscience de ce combat, ils peuvent ouvrir cette possibilité de regarder le monde différemment, nous aider à accepter la diversité. Accepter ce que nous ne comprenons pas, accepter que le monde soit multiple.

propos recueillis par Sarah Authesserre