Entretien avec Nathalie Nauzes

Entretien

D’où vient votre désir de mettre en scène Antigone, le roman d’Henry Bauchau ?
J’ai découvert l’Antigone d’Anouilh à quinze ans. C’est elle qui m’a donné envie de faire du théâtre. Je n’aurais pas pu la choisir, car j’aurais dû la jouer moi-même. Mais c’est ma source. Et là, c’est le moment… On met du temps à pouvoir être ce que l’on est. Je me rapproche un peu plus à chaque création du théâtre que j’ai envie de faire. Avec Norén, l’emprise des textes était forte, il fallait les monter. Avec Yeats, c’est de la poésie, moins de choses m’étaient dictées. Aujourd’hui avec Bauchau, je me sens encore plus libre. Parce que son Antigone n’est enfermée dans aucune époque, que sa prose est sublime et tellement possible sur le plateau, et qu’elle laisse beaucoup de place pour vouloir quelque chose. Je me suis également inspirée des Antigones, le si vaste et érudit essai de Steiner que j’ai découvert à vingt ans. J’en ai extrait des choses qui me faisaient vibrer, d’une compréhension pas qu’intellectuelle.

Chez Bauchau, la narration est prise en charge à la première personne et au présent par Antigone. Comment l’avez-vous adaptée pour le théâtre ?
Je ne parlerais pas d’adaptation. J’ai essentiellement procédé à des coupes ; c’est toujours brutal, mais sinon, il nous fallait douze heures de représentation. J’ai ensuite gardé autant que possible le texte brut, dont j’ai cependant modifié la chronologie. Dès le travail de lecture à voix haute avec les comédiennes, les images ont afflué, vastes et nombreuses. Avant cela, je me demandais comment il faudrait les éclairer, mais il suffit de les laisser tourner dans la tête, comme un rêve éveillé. C’est une écriture qui se tient parfaitement sur le plateau : les comédiennes prennent le texte et il est bon à entendre. Cette Antigone narratrice embrasse dans son récit tous les membres de sa famille, les saisit intimement et les éclaire. J’y ai vu une Antigone multiple : celle de Polynice, de Jocaste, d’Œdipe, celle d’Ismène, d'Hémon… qui prend chacun avec elle pour assumer sa lignée – pour la « réorienter », dit Steiner. J’ai voulu que chacune des comédiennes soit l’une de ces Antigones. Nous avons prélevé des monologues et en avons fait plusieurs lectures. Je n’ai pas imposé la distribution : j’ai vite senti celui dont chacune avait envie de se saisir, l’endroit de la colère chez une, de quelque chose de brisé chez une autre... Leurs différentes voix et leurs singularités incarnent la multiplicité des Antigones, d’autant qu’elles ont aussi beaucoup en commun.

Est-ce la raison pour laquelle votre distribution est exclusivement féminine ?
Mon choix a été d’abord dicté par les personnes avec lesquelles j’avais envie de travailler. Il se trouve que c’étaient des femmes. Les distributions où les femmes sont majoritaires sont si rares qu’il eût été dommage de s’en priver. Elles peuvent par ailleurs sans difficulté être les représentantes des personnages masculins : une figure théâtrale n’a pas de genre. Si je veux jouer Hamlet, je joue Hamlet.

De quelle façon voulez-vous faire entendre et voir ce texte sur le plateau ?
Nous voulons faire advenir les sensations que l’on a eues à la lecture pour les partager avec le spectateur. Laisser la place aux gens. Quand je suis au théâtre, je n’ai pas tant envie de comprendre que de ressentir. De nombreuses images étant déjà très présentes dans l’écriture de Bauchau, le jeu est surtout là pour révéler leur force vitale. Pour cela, nous tâchons de conserver dans l’interprétation quelque chose de notre première lecture, de nos premières émotions : continuer à lire sur le plateau et au-delà, oublier ce que l’on sait et garder ce qui arrive dans l’instant. Comme une chose active, toujours neuve. J’ai par ailleurs mis en dialogue le texte avec des scènes muettes que j’ai écrites. Elles tracent des chemins possibles entre les différents monologues, où le rêve et l’inconscient peuvent se mêler à la réalité. Une façon de rendre visible l’impalpable : des émotions ou des pensées fondamentales pour nous, qui nous traversent silencieusement. Je cherche à les éclairer, à les recomposer avec des choses éparses. Un geste, un objet, quelques mots répétés. Parfois seulement la durée d’une action, le temps qui s’étire. Trouver comment ces mouvements de pensée se fabriquent en chaque personnage et dans les corps en mouvement.

Justement, comment cette vision se traduit-elle dans votre façon de diriger les comédiennes ?
Pour moi, celles et ceux qui font le théâtre sont les comédien·ne·s. Être metteur·se en scène consiste surtout en une extrême attention et en une extrême écoute, ce qui implique un important travail sur soi pour ne pas toujours chercher à avoir le dernier mot. C’est aussi une responsabilité : je ne peux pas me contenter de dire à un·e comédien·ne de faire quelque chose uniquement parce que ça a du sens pour moi. Rien de ce que l’on fait ou dit sur un plateau n’est anodin. Tout a une existence réelle, il y a donc une attention à donner pour que cela soit bien vécu et bien reçu. On doit être en confiance et pouvoir consentir ensemble. Je préfère aussi donner à chacune une attention individuelle, lui chuchoter des petits secrets, des choses perçues à partir desquelles on peut continuer à tisser. De petits secrets en petits secrets, à un moment, si ce sont les bons, cela se fera entendre dans l’ensemble. Je ne suis pas là pour faire une conférence afin que chacun sache combien j’ai intelligemment et sensiblement perçu le texte. Et le fait de parler à voix basse a aussi son importance dans les sensations et les vibrations. Par ailleurs, je prends toujours beaucoup de soin au choix des mots que j’emploie. Je veille à ce qu’ils reflètent une sensation immédiate, comme des métaphores concrètes que les comédiennes peuvent entendre et s’approprier. Par exemple, j’ai récemment fait observer à l’une d’entre elles qu’elle parvenait à ramener la nuit, à nous faire croire aux étoiles. Ce n’est pas rien d’illuminer la nuit. Tout le monde ne peut pas faire ça.

La scénographie et les lumières ont également une place très importante dans vos créations : quel rôle jouent-elles sur celle-ci ?
Dans le montage du projet, la lumière et la scénographie ont le même temps de création que la mise en jeu. Nous devons être tou·te·s ensemble pour partager les sensations, comprendre les besoins des un·e·s et des autres. Sentir la circulation nécessaire sur le plateau. Nous avons fait le choix avec Christophe Bergon de plusieurs chambres sur la scène, dans lesquelles se déroulent en grande partie les scènes muettes. Ce sont les chambres du passé et de la cellule familiale. Celles où l’enfance se vit, où l’amour et la mort se mêlent. Des espaces de la mémoire entre lesquels les personnages évoluent avec fluidité, où ils trouvent le chemin de leur propre histoire. De l’intérieur à l’extérieur. Où chacun peut se confronter avec ses fantômes. Ce ne sont pas de jolies petites cases fermées : il y a toujours du mouvement. Du vent. De l’eau. Et bien sûr, un travail de lumière conséquent avec Fabien Le Prieult. J’accorde également beaucoup d’importance aux objets. Ceux du quotidien, comme un lit, une table, une baignoire, mais que l’écoute extrêmement attentive de tou·te·s au plateau va permettre de relier ensemble de la façon la plus juste : dévoiler une intention, une temporalité, par des actes simples.

Tout ce que vous décrivez fait imaginer une création très sensorielle : que voulez-vous transmettre aux spectateurs et spectatrices qui viendront voir ces AntigoneS ?
J’ai l’envie première, très simple, d’enchanter. Que nous respirions ensemble et que nous partagions quelque chose de fort et de vivant. Pas un objet prêt à l’utilisation, mais plutôt en construction, en mouvement, et dont le meilleur est peut-être à venir. Ce n’est pas toujours facile, mais j’essaie de conserver cette idée en moi, comme une chose précieuse. Quoi qu’il en soit, quand je vais au théâtre, je veux que ça m’emporte et me déplace de mon siège. Que ça me bouleverse, que ça ait un impact sur ma vie. Dans un entretien entre Steiner et Boutang qui a beaucoup nourri cette création, ce dernier dit : « Lire bien, c’est lire avec une intensité telle qu’on pourrait retrouver le moyen d’agir ». Retrouver le moyen d’agir : voilà ce dont on a besoin, et régulièrement, comme on boit de l’eau. Parce que c’est vraiment difficile au quotidien, avec les vies que l’on mène où tout semble dirigé contre ça. Alors oui, passer ensemble les portes des théâtres et des cinémas, ouvrir des livres et y puiser quelque chose qui nous pousse à agir. Et concrètement, Antigone, elle agit.

« Agissez. » Est-ce cela qu’a à nous dire Antigone ?
Antigone a tellement de choses à nous dire. Elle est tellement vivante. Tout au long de la création, nous avons pu constater combien son histoire résonnait avec des éléments de notre quotidien et de notre vie intime. C’est ce que note Steiner dans Les Antigones et que révèle son dialogue avec Boutang. Ils montrent à quel point elle existe encore aujourd’hui comme à toutes les époques. Combien on peut encore parler d’elle au présent. Ils mentionnent Simone Weil et Jeanne d’Arc, je peux citer Greta Thunberg et Anna Politkovskaïa. Mais aussi des anonymes que je croise tous les jours dans la rue. Nous en connaissons tou·te·s, des femmes de tous les âges. Et des hommes aussi.  Nous avons besoin d’elle parce qu’elle prouve qu’il est possible de dire non. Un non comme un acte que l’on pose, comme une chose concrète que l’on fait. Même si on n’a pas toutes les solutions pour après. Un non pour commencer à discuter. Et chez Bauchau, cela est d’autant plus puissant qu’elle est très humaine. Elle répare les gens et sa lignée – et je pense que nous essayons tous de réparer quelque chose. Et Polynice dit d’elle qu’elle hésite toujours aux frontières du oui et du non. Cela m’a étonnée et délivrée, le fait qu’on puisse avoir un caractère très entier et pourtant hésiter. C’est très beau, ce n’est pas la faiblesse qu’on pourrait croire, parce que ça rend la vie toujours possible, c’est une ouverture infinie. On la voit douter, presque s’effondrer à des moments, brûler de colère, mais on sent bien que tout cela c’est parce qu’elle est du côté de la vie. Sa nature profonde, c’est la joie.

Propos recueillis par Agathe Raybaud, octobre 2020