Entretien avec Philippe Quesne

Entretien

Comment le projet de Farm Fatale a-t-il germé ?

Elle est née de l’envie d’explorer les questions que pose, de manière assez effrayante, l’agriculture aujourd’hui – à travers les pesticides, les OGM, toutes ces choses qui font partie de ce qu’on mange et de ce qu’on respire. C’est l’aspect le plus tragique du fond thématique de Farm Fatale. Comme souvent, l’écriture de plateau a joué un rôle déterminant dans le processus créatif. Le travail avec les comédien.nes – deux de ma compagnie, Vivarium Studio, et trois de l’ensemble permanent des Kammerspiele de Munich – a ainsi fait évoluer la pièce vers une forme de fable mettant en scène cinq personnages, vrais-faux épouvantails, qui animent une sorte de radio et cultivent le projet utopique de collecter les plus beaux sons de la nature.

De bric et de broc, d’un réalisme en trompe-l’œil, le décor – plutôt minimaliste – évoque une ferme très particulière, insolite.

La nostalgie des vieux jouets en bois et des figurines anciennes imprègne le dispositif scénique. Quoi de mieux que des poupées surannées pour évoquer la fin du monde ? C’est un peu comme si ces épouvantails avaient survécu à une certaine forme d’humanité. J’aime beaucoup la figure de l’épouvantail, qui est en train de disparaître, comme le chant des oiseaux dans les campagnes…

En filigrane de la pièce se manifeste précisément le désir d’enchantement ou de réenchantement du monde – un désir qui traverse toutes vos pièces.

C’est le fil conducteur essentiel de mon travail. D’une pièce à l’autre, les personnages se laissent rarement abattre, même dans des environnements hostiles, et se retrouvent au sein de petites communautés essayant d’inventer d’autres façons d’habiter le monde, à rebours des diktats normatifs dominants. C’est vraiment la norme qui nous tue. Au cœur de mon théâtre il y a l’envie de mettre en scène des espèces en voie de disparition ou mal aimées, par exemple les hard-rockeurs un peu désuets de La Mélancolie des dragons, ou les taupes – qui comptent parmi les animaux les plus méprisés de la planète – de La Nuit des taupes.

Les protagonistes de Farm Fatale ressemblent à des êtres humains mais n’en sont pas vraiment. Toute la pièce flotte dans une ambiance de science-fiction rêveuse, entre deux mondes ou deux dimensions. De votre point de vue, où sommes-nous exactement ?

Dès que l’on aborde la fin du monde, ou l’après-fin du monde, l’on bascule tout de suite dans la sphère de l’anticipation. On peut aussi penser à Beckett face à ces personnages bizarres qui évoluent dans un univers incertain à la lisière de l’absurde. La pièce possède par ailleurs une dimension importante de comédie, presque clownesque, s’incarnant dans ces créatures un peu grotesques, difformes, porteuses d’un idéal. Elles évoquent également des espèces de zombies ou de monstres, qui auraient été victimes du nucléaire ou de produits toxiques dangereux.

Parlant de clowns, l’on pense nécessairement au cirque. Est-ce un domaine qui fertilise votre imaginaire ?

C’est une bonne question. Après plusieurs pièces baignant dans un univers plutôt mélancolique, avec des personnages calmes et un peu hébétés, j’ai l’impression de commencer à m’orienter vers une nouvelle voie où s’affirme davantage l’influence du cirque et d’un burlesque proche du grotesque.  Je m’éloigne de silhouettes à la Beckett pour me rapprocher de clowns entre Buster Keaton et Fellini (sourire). Le fait de travailler de plus en plus en Allemagne, avec des interprètes allemands ayant d’autres typologies de jeu, a aussi une incidence sur l’évolution de mon travail.

Les anti-héros de Farm Fatale paraissent mener une résistance discrète mais opiniâtre face à l’idéologie surproductiviste qui régit la vie sur Terre aujourd’hui. En quoi cette manière décalée d’être au monde est-elle politique ?

Les personnages de mes pièces ont pour dénominateur commun d’arriver à se réinventer. Privés de travail suite à la disparition des oiseaux (« No Birds No Job », comme il est dit dans la pièce), les épouvantails de Farm Fatale se consacrent à de nouvelles formes de production, plus artistiques. Grâce à l’art et à la poésie, il est possible de s’aventurer sur d’autres chemins. La vie de l’épouvantail moyen est plutôt morne, solitaire et laborieuse. En regrouper cinq leur apporte déjà un espoir d’amélioration de leurs conditions d’existence. Ils doivent d’abord apprendre à s’entendre et à vivre ensemble avant de chercher une autre voie possible dans le monde d’aujourd’hui. Cela donne sans conteste une teneur politique à la pièce.

La pièce peut s’apparenter à une fable écologique. Selon vous, dans quelle mesure le théâtre d’aujourd’hui et de demain peut-il ou même doit-il être écologique ?

Il est difficile de répondre de façon globale à ce genre de question. Je pense que l’art accompagne toujours son temps et nous sommes vraiment dans le temps de la catastrophe. A l’instar d’autres problématiques majeures de notre époque, comme la migration et les frontières, l’écologie traverse fortement la création artistique contemporaine. Cette prise de conscience relative à l’urgence écologique suscite aussi des interrogations sur les conditions de production et de diffusion des spectacles, notamment quant aux matériaux utilisés et aux déplacements. A titre personnel, en tant que metteur en scène, je me garde de toute position dogmatique. J’essaie avant tout d’éveiller l’attention et de susciter la réflexion sous forme poétique à travers mes pièces.

Le théâtre Garonne accueille aussi cette saison la nouvelle création de Meg Stuart, CASCADE, dont vous signez la scénographie. Comment cette collaboration s’est-elle nouée ?

Nous nous côtoyons depuis plusieurs années et nous avons une grande estime l’un pour l’autre. Je suis très admiratif de ses pièces. Meg a souvent collaboré avec des plasticien.nes ou des scénographes. Elle aime bien agréger des univers différents. Elle m’a proposé de participer à la conception de CASCADE et j’en suis ravi. C’était très excitant de se lancer dans cette aventure.

Quel dispositif scénographique avez-vous imaginé ?

C’est un paysage étrange, un peu lunaire, et très ludique, composé de structures gonflables et d’une sorte de rampe permettant de s’élancer, de faire aussi bien des cascades que des tentatives d’envol. Les structures gonflables sont recouvertes de toiles avec des impressions de cosmos et de cieux étoilés. Le dispositif qui entoure les interprètes est en forme d’hémicycle, ce qui là aussi peut rappeler le cirque. J’aime bien les univers clos, dont les personnages ne sortent pas et où ils sont les sujets d’expériences diverses. Le processus créatif s’est enclenché bien avant la pandémie de Covid-19 et la création a été maintes fois ajournée… Cela nous fait vraiment plaisir de pouvoir enfin présenter la pièce, notamment au théâtre Garonne, qui accompagne le travail de Meg depuis longtemps.

Propos recueillis par Jérôme Provençal