Entretien avec Silvia Costa

Entretien

Qu’est-ce qui vous a amenée à ce texte de Beckett ?

Après avoir vu Ce que de plus grand l’homme a réalisé sur terre, pièce dont j’avais écrit le texte, Stéphanie Graeve, directrice du Landestheater de Brégence, m’a proposé de mettre en scène un Beckett. J’avais carte blanche quant au choix du texte. Elle a trouvé des similitudes entre Beckett et moi : une écriture lapidaire, oscillant entre humour et tragique. Elle a aussi été touchée par l’espèce de naïveté qui traverse mon écriture, notamment concernant mon approche des relations humaines, qui apparaissent comme insipides. Dans cette création tout tourne en boucle, les personnages se retrouvent dans LE non-lieu, un angle, la zone de contact entre deux surfaces. Ces liens représentent leurs conditions de vie, une existence limitée, oscillant entre réalité et absurdité. À la suite de cette proposition, j’ai relu quasiment tous les textes de Beckett, à la recherche du mien. Je ne connaissais pas Comédie, mais j’ai tout de suite compris que c’était avec cette pièce que j’allais travailler.

2) Dans cette pièce, il y a à la fois une mécanique tragique et une mécanique comique qui confèrent au titre, Comédie, une connotation ambivalente et complexe.  Qu’est-ce que signifie ce titre pour vous ?
La tragédie et la comédie ont été — et elles le sont encore — des catégories, ou mieux, des regards avec lesquels nous avons créé, regardé et analysé le théâtre. Ce sont des formes (et des forces) primaires, qui fondent les récits humains, qui composent la palette de nos émotions. Tout au long de notre vie nous oscillons entre rires et larmes. Nos vies se situent entre ces deux expressions. Et nos vies font que la tragédie n’existe pas sans la comédie et vice versa.
À un moment donné du texte Beckett fait dire à F1 : « S’agirait-il d’une chose à faire avec le visage, autre que parler ? Pleurer ? » Dans la tragédie, le pire n’est jamais visible, c’est l’obscène qui arrive hors scène, mais cela se conclut toujours par une mort et un silence. C’est une forme de résolution. Tandis que dans ce texte de Beckett, les personnages sont bloqués pour toujours dans leurs douleurs, erreurs, et passions, ils n’en sortiront jamais.
La fin, la mort du héros ou des héroïnes n’arriveront jamais. C’est cette répétition sans fin de la tragédie qui provoque à un certain moment un rire, un instant comique. L’itération. La comédie a cette faculté de mêler aussi bien des références culturelles, mythologiques, psychanalytiques, etc. à des choses plus simples, issues du quotidien, à l’humain, à la vie simple et qui ne cesse de nous fasciner, même encore aujourd’hui.

3) Vous faites le choix de donner une (ré)interprétation de Comédie dans une installation sonore, visuelle et chorégraphique. Pourquoi ?  Est-ce un moyen de vous approprier l’œuvre et d’en donner une vision plus personnelle ?
Beckett n’a pas seulement écrit un texte, à travers ses notes, très précises, il a aussi dirigé et laissé des instructions. C’est un objet complet. Intouchable. Aujourd’hui on pourrait critiquer ce choix qui est d’ailleurs ardemment défendu par les maisons d’édition et par ses héritiers. On peut aussi le respecter et s’en servir pour trouver une façon originale d’être au plus proche de cet objet. C’est ce que j’ai fait ; la contrainte est devenue source de création. C’est devenu une possibilité de donner un sens personnel à cette œuvre close.

4) Comment expliquez-vous votre choix de faire appel à des corps, de surcroît dansants, au service d’un texte dans lequel les corps sont mutilés, empêchés et inertes. Dans un entretien vous parlez « d’empreintes gestuelles ». Est-ce lié ?
Beckett a poussé à sa limite, dans la radicalité qui lui est propre, tout ce qui concerne la parole. La parole est un visage, une bouche. Elle est ce qui reste, la vraie et unique vie. La parole nous amène dans une sorte de présent. J’étais curieuse de savoir comment, et dans quel état pouvaient être les corps à l’intérieur de ces jarres. Je voulais être aussi radicale que Beckett en brisant ces jarres et en faisant sortir les corps. Montrer l’empreinte que les histoires de nos vies ont sur et dans nos corps. C’est ainsi que ce qui peut apparaître comme un flash-back devient le présent et que la parole devient le passé, elle se transforme en mémoire.

5) Dans la didascalie initiale nous pouvons lire « La parole leur est extorquée par un projecteur se braquant sur les visages seuls. » La parole est organisée d’une manière chorale et rythmée par ces coupures, des silences et même un hoquet… Comment avez-vous traité cette dimension quasi musicale de l’écriture beckettienne ? Est-ce quelque chose que vous avez abordé avec Nicola Ratti ?
Dans Comédie, j’ai le plus possible cherché à restituer la musicalité de l’écriture de Beckett avec en plus la possibilité de pouvoir la faire résonner dans deux langues différentes, comme l’allemand, dans la première version du projet, et désormais le français. C’est intéressant car le caractère des personnages est différent selon la langue. Cette musicalité concerne aussi les corps.
Avec Nicola Ratti, dans Wry smile Dry Sob, on a plutôt travaillé sur l’espace, c’est-à-dire le son de l’espace que peuvent accueillir ces corps. C’est un espace domestique étouffant. La maison est une île autour de laquelle les personnages tournent comme les aiguilles d’une montre.
Le son se compose de petits sons du quotidien via des bruits qui proviennent des meubles sur scène, et tous ces instruments fortuits sont très bien orchestrés par Nicola qui parvient à leur faire jouer une mélodie. On a aussi travaillé la différence entre intérieur et extérieur, visible et invisible et en effet, beaucoup de sons sont diffusés par des enceintes cachées à l’intérieur du décor jouant et entrent en résonance avec les matériaux.

6) Vous avez beaucoup travaillé avec Romeo Castellucci, dans beaucoup d’entretiens, on vous associe à lui, mais vous avez aussi une identité artistique qui vous est propre… Pouvez-vous nous parler de votre rapport à l’art et de ce qui vous lie au plateau ?
Je suis passionnée par le théâtre depuis que je suis très petite, mais c’est avec Romeo Castellucci que j’ai découvert la profondeur de cet art, qui depuis notre rencontre a pris et habité chaque facette de ma vie. J’ai grandi dans le théâtre et j’ai fait grandir en moi une idée du théâtre. Pour moi l’art est une philosophie de vie.
C’est un choix qui t’oblige à vivre d’une certaine façon, qui te fait voir les choses sous certaines modalités. Tout ce que tu fais, c’est pour l’art. L’art devient ce qui te définit. J’entretiens avec le plateau un rapport fondé sur la peur, comme dans la vie, mais une fois que je suis  là, tout avance et tout trouve sa façon d’exister, de prendre forme.

Entretien réalisé par Pauline Lattaque novembre 2020