Entretien avec Sylvain Creuzevault

Entretien

Après avoir travaillé sur l'histoire des sociétés, les luttes collectives puis sur l'œuvre de Dostoïevski qu'est-ce qui vous amène à ces deux créations traitant de la France occupée et du fascisme français ?

Walter Benjamin et EDELWEISS (France fascisme) sont liées à un autre travail avec l'école du TNS, sur l'œuvre de Peter Weiss, L'Esthétique de la résistance, un roman qui mêle une histoire des représentations de la lutte des classes à travers les arts et une histoire de la résistance
intérieure allemande au nazisme. EDELWEISS (France Fascisme) est le pendant français de ce récit : nous regardons le clivage entre la droite nationaliste française et les « ultras » de la Collaboration, jusqu'au pire. Après avoir travail- lé sur le Comité de salut public de 1793, les écrits de Marx et certains mouvements sociaux du XIX siècle, il est bien temps de nous transporter à l'autre bout de l'échiquier politique pour plonger dans l'extrême droite française et voir ce qu'il est possible d'en faire théâtralement.

Pour quelles raisons le philosophe Walter Benjamin, figure de votre pièce, vous passionne tant ?

Walter Benjamin est un marxiste bizarre, comme je les affectionne : précis dans la dé- prime, organisé dans le pessimisme, vent debout dans la catastrophe, sans héroïsme mais en travaillant ardemment. Dans le silence des bibliothèques, notamment de la Bibliothèque nationale Richelieu, il fouille les origines du bruit du dehors. Sa mallette est pleine de mystères et de travaux matérialistes. Il est ce précurseur sombre d'une pensée, rare à l'époque, qui arrache à la théorie révolutionnaire l'idée de progrès technique, autrement dit, il produit une critique du progrès sous le capitalisme. Malade, il vit au XX siècle, mais habite dans les galeries parisiennes du XIX siècle, auxquelles il accède via des passages, ces premières galeries marchandes bourgeoises traversant Paris. Ce projet théâtral articule la pensée de Benjamin et sa vie d'exilé parisien. En septembre 1933, Walter Benjamin fuit l'hitlérisme et se retrouve seul à Paris, en marge des cercles d'immigré·es allemand·es. Il tente à travers la fréquentation des livres de lire la catastrophe dans laquelle le monde est en train de plonger. Il est à l'opposé de celles et ceux qui diront plus tard « on n'a pas vu la chose venir ». Il construit des mondes à travers ses ouvrages, comme une arche contre la barbarie. C'est cette œuvre intense, ce silence et cette colère adossés à une vie précaire et très solitaire que j'ai envie de faire entendre dans cette forme théâtrale et musicale pour un acteur.

Le spectacle EDELWEISS (France Fascisme) s'inscrit-il formellement dans la continuité de vos précédentes pièces politico-historiques ?

Oui, c'est une forme frontale pour neuf interprètes dont un musicien instrumentiste. Nous faisons advenir des grimaces historiques du régime de Vichy et de la Collaboration : Pierre Laval, Fernand de Brinon, Otto Abetz, entre autres et des intellectuels, artistes et écrivains comme Louis-Ferdinand Céline, Lucien Rebatet, Charles Maurras, qui se sont retrouvés à l'arrivée des Alliés, à Sigmaringen avec, comme le dit Céline, « l'article 75 au cul ». Il s'agit d'une accusation au titre de « trahison » et d'« intelli- gence avec l'ennemi ». Leurs discours, livres et mots forment les matériaux de ce spectacle. Je réfléchis beaucoup à la responsabilité de l'écri- vain en temps de guerre, au rapport entretenu entre art et politique, entre pensée et positions. Ici, ce sont des figures intéressantes à traiter théâtralement car il existe des lignes clivantes à l'intérieur de l'extrême droite française : les nationalistes anti-Allemands, les nationalistes pro-Allemands (sic !) les pacifistes « va-t-en-guerre », les militaires défaitistes, les fascistes venus de l'extrême gauche, les collabos anti- ultras, les ultras « hardcore », etc. Nous avons aussi quelqu'un comme Marcel Déat, un radi- cal qui termine sa vie à l'extrême droite. Il est le fondateur en 1941 du Rassemblement national populaire...

Il était nécessaire d'ancrer ce récit au présent ?

Il EST nécessaire. Il n'est pas possible autrement. Lorsqu'on joue au passé, le jeu entre au présent. Une histoire s'écrit au présent, avec et par le présent. Il s'agit d'un « présent radical », non un passé simple, ou un futur antérieur. On comprend bien en regardant l'histoire du nationalisme français pourquoi le FN s'est rebaptisé Rassemblement National... Les fondements de l'extrême droite viennent directement des collaborateurs français, puis de ceux qui de 1945 à 1970 en passant par la guerre d'Algérie, se sont faits discrets, en attendant leur heure. Il est donc nécessaire pour nous de faire revenir sur scène leurs pantins géniteurs, de regarder comment ça bouge. Ce n'est pas le passé qui appelle à cette reconvocation, c'est notre temps qui l'exige. On voit des dramaturges créer des pièces aujourd'hui où sont mises en scène des familles d'intellectuels dans les années 30 qui n'ont rien vu venir. C'est un mensonge, une falsification de l'Histoire ! C'était faux à l'époque, alors c'est tout aussi faux aujourd'hui. On doit se demander : qui a intérêt à ne pas voir ? A qui profite l'aveuglement ? Nous voyons toujours arriver le pire. Fermer les yeux parce que l'on est impuissant est une lâcheté. Il est temps que le théâtre hausse le ton. Je n'ai pas dit les cou- leurs.

Propos recueillis par Sarah Authesserre