Hommage à François Tanguy

POUR FRANÇOIS TANGUY

Trente-cinq ans d'amitié, beaucoup de mots, beaucoup de musique, des utopies partagées, d'autres laissées au bord des chemins.
Allez, faisons, refaisons, inventons, changeons, toujours un banquet...
Et encore des mots, beaucoup de mots.
Mon amitié avec François s'est tissée dans le silence. Au-dessus ou au-dessous du langage.

Jacky Ohayon

COSMOGONIE TANGUY

La couronne en laiton doré résistera au temps, elle se conservera, on s’en souviendra, elle sera réparée encore une fois, une énième, avec un adhésif tout aussi résistant qui devient lui aussi doré, purement par sympathie. Et le pantin, le jeune pantin, car un pantin peut être jeune, il suffit d’y penser et de le penser dans cet état, le pantin lui aussi résistera et se conservera, il restera tel qu’on le voit encore sur plusieurs photos, photos couleurs s’entend, sans précipitation, il restera ainsi, un peu les bras ballants, oui, légèrement écartés, légèrement indécis, le propre d’un pantin n’étant pas d’être décidé, mais flottant, prêt à interpréter un quelque chose dont il ne sait rien, dont jamais il ne saura rien, sa tâche étant en premier de signifier cette indécision qui le fait être le pantin qu’il est. Et comme lui, comme la couronne, résistera aussi cet animal empaillé, cheval d’un soir, cheval de photo et de scène, et cette biche qui joue son intrigante, un soir, tout ça résistera et se conservera. Et ce geste, sans fin, qui dessine dans la nuit du théâtre une réponse sans fin, se conservera, tout comme cet autre geste, lui aussi sans fin, mais aussi sans réponse résistera et se conservera dans le temps, il se conservera dans l’esprit de tous ceux qui l’ont vu s’esquisser dans un laps infinitésimal de temps. Tout ça résistera. Dans les yeux restera la danse féroce et endiablée de deux femmes sur un alignement de tables, tables de réfectoire et chaises de réfectoire, et résistera encore très longtemps le piétinement acharné de l’acteur garçon qui bégaie.

Dans tous les yeux il y aura le petit bout de tissu imprimé qui volette, avec insistance, et volette près d’une petite ampoule, plus vieille que le théâtre, prête encore avec son filament d’histoire qu’elle ne racontera pas, mais laissera percer et flotter dans cet air rare où elle rencontre une planche qui se balance à l’infini. L’envahissement total du jaune qui embrase toutes les coulisses juste à l’endroit où l’homme jeune dit paroles et vers, oui, on s’en souviendra. C’est forcément ça, on s’en souviendra parce qu’on ne peut pas oublier des densités pareilles, des mises en tremblement qui résonnent comme des puissances à l’œuvre et s’enfoncent dans le sol avant que dans notre mémoire. Béances. C’est que là se marque le moment où cette affaire bascule dans quelque chose d’inaperçu et de non conçu, quelque chose qui serait comme un secret, un secret longtemps gardé et qui d’un coup explose comme une évidence. Non pas une évidence de la morale ou de l’esprit courants, mais une certitude à l’intérieur d’un mouvement qui nous contraint à réfléchir et, surtout, à aimer différemment.

On se souviendra parce qu’on saura qu’il y a une pâte amoureuse dans la fréquentation du Radeau et de la Fonderie, faite de complexités diverses, de mises en affections, en discussions, en discours, en sensorialités. On n’oubliera pas l’impact des infinitifs qui légendent parfois les titres des travaux, infinitifs qui étirent jusqu’à l’impossible ce qu’on appelle « les données du réel » et l’ajustent pour qu’il soit ainsi dans un devenir provocateur, ce réel. Le vaste infinitif empêche alors à l’Histoire de déferler, il aligne et donne à voir de toutes petites histoires, et les histoires alignées sont comme hirondelles réunies réfléchissant sur un long fil électrique, petites histoires, bouts d’histoires et de temps qui se nouent ensemble pour faire le travail d’un soir et d’une vie. Petites histoires, puissances qui sont pourtant et Dostoïevski et Kafka et Lucrèce et Walser et d’autres, bribes, qui se trouvent là dans un désir muet d’être attrapés et trafiqués et dits, toute une vie et un régime nouveaux qu’il faut dire d’une langue jusque-là inconnue, à trouver. Et avec les infinitifs, les adverbes, adverbes temporels pour la plupart, mimant, théâtralement, quelques variations du temps. Ô toi ! Ce portrait de toi embouqueté de fleurs ! Toi, François, en ramasseur de fleurs : c’est une poétique picturale qui déferle sur les parois et les murs des décors et qui fait allusion à une manière de circuler à l’intérieur de quelque chose qui reste intact ou intangible. C’est là ta nature, être impalpable, unique interprète de ce toi printemps qui aura été tien et nôtre avec toi. On s’en souviendra, on n’oubliera pas.

Jean-Paul Manganaro
(Théâtre Public, n° 247, avril-juin 2023)

LE THÉÂTRE EST LÀ, TOUT LE TEMPS, DANS TOUS LES PORES DU SPECTACLE, ÇA SUINTE, ÇA RESPIRE LE THÉÂTRE.

Au début des années 80, amené par Laurence Chable, François Tanguy arrive dans une compagnie déjà constituée au Mans, le Théâtre du Radeau. Très vite, après quelques spectacles d’usage (Dom Juan, Le songe d’une nuit d’été), sa forte personnalité faite de lueurs, de douceurs et d’énigmes, s’impose.
Premier galop personnel, L’Éden et les Cendres (1983) une création sans base textuelle, puis Jeu de Faust (1987). « Pour l’Éden comme pour Le Faust, la langue était un articulé plus qu’une langue par rapport à des repères fixes. C’était une matière » disait déjà François Tanguy interrogé par Christian Prigent. Il en sera toujours ainsi jusqu’au dernier spectacle, Par autan.

Dans les spectacles du Radeau, il n’y a pas de pièce avec actes, scènes, il n’y a pas de personnages dont on suit le parcours, il n’y a pas de décor planté là d’un bout à l’autre du spectacle, il n’y pas ostensiblement de coulisses ou bien elles sont fluctuantes, provisoires. Et pourtant le théâtre est là, tout le temps, dans tous les pores du spectacle, ça suinte, ça respire le théâtre.

Sur scène cela n’a de cesse, cela bouge tout le temps. Rien n’est fixe ou figé, tout est en perpétuel mouvement de composition et recomposition, de cadrages, décadrages, recadrages. L’espace ne cesse de se composer, décomposer, recomposer. Et il en va de même pour les lumières, les sons et les musiques (flux, reflux, effluves). On déménage des tables, des planches, des chaises, des cadres, des tableaux, des armoires, des loupiotes, on rajuste un faux nez, un chapeau haut de forme informe, on soulève une robe de reine ou de gueuse. On emprunte des phrases, des vers, des répliques, des scènes à Shakespeare ou Tchekhov, Walser ou Hölderlin, et bien d’autres.

Les séquences de mots surgissent des bouches, picorés dans des pièces, des récits, des poèmes « dont nous ne ramassons que l’écho muet et variable, comme un ressac marin qui lèche nos oreilles, mais où il est possible de percevoir la recomposition de mille fragments d’histoires de théâtre, dont la plus sensuelle est celle de Clytemnestre et de son couteau », écrivait Jean-Paul Manganaro à propos du Chant du bouc (1991). Éric Goudard était déjà à « la réalisation sonore », il y reviendra. Dans la distribution, on découvrait des noms qui deviendront familiers au public du Radeau : Frøde Bjornstad, Laurence Chable, Patrick Condé, Jean Rochereau ou encore Nadia von der Heyden. Dès ce spectacle, le Radeau sera invité chaque année à Paris au Festival d’Automne (cette fois-là au Théâtre de la Bastille) et la création précédera une longue tournée qui passera plus d’une fois par Toulouse.

Dans les spectacles suivants, Choral (1994), Bataille du Tagliamento (1996), Orphéon (1998), on rencontre d’autres comédien·nes qui, après un bout de chemin au Radeau, poursuivront un chemin personnel : Branlo et Nigloo (Petit théâtre Baraque), Yves-Noël Genod, Pierre Meunier ou encore Jean-Louis Coullo’ch.

Au Mans le Théâtre du Radeau s’est installé à la Fonderie, une ancienne fonderie, devenue longtemps garage municipal. Chaque année de nouveaux espaces sont investis. La Fonderie deviendra l’un des lieux phares du théâtre français (avec la Cartoucherie) lors de la guerre en Bosnie, et Choral sera joué dans Sarajevo assiégé. Lieu d’accueil, de travail, d’échanges et de fraternité, la Fonderie, dès l’origine, est un lieu de partage où de nombreuses compagnies viennent en résidence. Chacun gardera en souvenir telle soirée mémorable autour de la grande table du réfectoire et François arrivant avec une contrebasse ou un accordéon et jouant les yeux mi-clos. De Jacques Rancière à Claude Régy, d’exilés en sans-papiers, nombreux sont ceux qui se sont attardés à la Fonderie, accueillis par Laurence et François.

Outre la beauté et la puissance des spectacles et leur infinie « porosité » (Tanguy), la force du Radeau est aussi là. Dans ce qui s’est tissé, noué, tendu au fil des années entre un poète de la scène, un lieu hétérodoxe et une équipe aussi restreinte que soudée, une sorte de parole com- posite et commune, un navire autour d’un capitaine respecté par tous·tes où chacun·es peut descendre, faire escale, partir, revenir ou pas. Certain·es ne sont jamais parti·es. D’autres s’en vont et reviennent comme Erik Gerken, arrivé avec Cantates (2001), il reviendra.

Et puis il y a la grande tente blanche dressée dans un champ en lisière du Mans, c’est là que désormais les spectacles seront élaborés et sou- vent joués, après des lectures multiples de textes dans une clairière attenante baptisée Grüber en complicité avec le grand metteur en scène allemand qui aimait s’y attarder. Ainsi s’égrèneront des spectacles insensés, à raison d’un tous les deux ou trois ans, aux noms aussi mystérieux que magiques : Coda (2004), Ricercar (2007),
Onzième (2011), Passim (2013), Soubresaut (2016), Item (2019), et celui qui allait être le dernier, Par autan (2022). François Tanguy est mort le 7 décembre 2022, la veille de la première au Festival d'Automne.

Jean-Pierre Thibaudat