La Dispute
Mohamed El Khatib
Mohamed El Khatib
"— Vous êtes-vous entraînés devant une glace pour nous le dire ?
— Avez-vous pris des cours de théâtre avant de nous le dire ?
— Aviez-vous peur de pleurer au moment de l’annonce ?
— Avez-vous hésité sur le lieu de l’annonce ?"
La Dispute, extrait
Mohamed El Khatib travaille toujours à partir d’éléments réels qu’il expose subtilement sur scène. Lorsque le Théâtre de la Ville lui passe commande pour une pièce jeune public, il s’en va, de fait, à la rencontre d’enfants âgés de huit ans au sein de plusieurs écoles primaires, en France et à l’étranger. Ces moments passés avec eux ont été librement menés, sans sujet préexistant, si ce n’est une question : qu’est-ce qui les occupe et les préoccupe dans leur vie quotidienne ? Après une centaine d’échanges, Mohamed El Khatib s’aperçoit que la majorité des enfants ont des parents séparés et constate que la séparation occupe une place centrale dans le quotidien de ces enfants : la garde partagée, les vacances alternées, un nouveau foyer, une famille reconstituée... Tous ces changements auxquels ils doivent s’adapter bouleversent leur vie d’enfant. Ils sont les premiers concernés, et pourtant, parfois les premiers oubliés dans ce remue-ménage où deux adultes se quittent. Dans La Dispute, huit enfants (re)prennent la parole et s’adressent aux parents à travers cent questions répertoriées durant ce processus d’investigation et d’écriture. Une pièce tout public écrite d’après et avec la jeunesse, de quoi remettre les pendules à l’heure !
Extrait de La Dispute
— Comment avez-vous décidé de nous l’annoncer ?
— Comment pensiez-vous que nous allions réagir ?
— Aviez-vous peur de nos réactions ?
— Aviez-vous peur de nous faire du mal ?
— Avez-vous reporté le moment de l’annonce ?
— Plusieurs fois ?
— Vous êtes-vous entrainés devant une glace pour nous le dire ?
— Avez-vous pris des cours de théâtre avant de nous le dire ?
— Aviez-vous peur de pleurer au moment de l’annonce ?
— Avez-vous hésité sur le lieu de l’annonce ?
— Vous êtes-vous mis d’accord pour savoir lequel de vous deux
allait nous le dire ?
— Vous êtes-vous disputés, une fois de plus, pour savoir qui allait
nous l’annoncer ?
— Ce jour-là, avez-vous fait semblant de faire notre plat préféré ?
— Espériez-vous qu’avec des frites, la pilule passerait mieux ?
Note de Mohamed El Khatib à propos de la création de La Dispute
Genèse
J’ai été invité par le Théâtre de la Ville à Paris à écrire une pièce pour la jeunesse. Alors que l’enjeu me paraît central – s’adresser à la jeunesse –, j’ai constaté que je n’avais pas la moindre aptitude à « écrire pour la jeunesse ». Et c’est sans doute mieux ainsi pour la jeunesse en question… Je me suis donc résolu à écrire non pas « pour la jeunesse », mais à partir de la jeunesse ou avec elle. J’ai dès lors passé des mois dans des écoles primaires auprès d’enfants âgés de 8 ans. Je n’avais pas de « sujet » comme on dit, pas même un « thème », je suis simplement allé librement à la rencontre de ces enfants de différents milieux sociaux pour savoir ce qui les occupe et préoccupe dans leur vie quotidienne. Le processus d’écriture avec les enfants a façonné notre projet de telle façon qu’il ne s’agit plus d’un projet pour la jeunesse, mais d’une pièce adressée au monde entier. En somme, nous traiterons par le prisme de l’enfance avec un regard inédit un sujet de société, pour une pièce « tout public ».
Une séparation
Suite à une première série d’une trentaine d’entretiens menés avec des enfants choisis au hasard, j’ai incidemment observé que la très grande majorité des enfants avait des parents séparés. Les rencontres suivantes ont confirmé la tendance : un enfant sur deux vit chez l’un de ses parents, ou en alternance. La séparation et ses conséquences dans la vie quotidienne des enfants occupent une place centrale. La littérature psychologique, judiciaire, sociologique dresse de manière exhaustive un tableau clinique alarmant de la situation. Mais nous avons voulu aborder la question du point de vue des enfants. Explorer avec eux – les premiers témoins privilégiés de ces ruptures de vie – leur perception de cet événement à la fois intime et universel. Qu’ont-ils à dire de la séparation ? Comment la leur a-t-on annoncée ? Le savaient-ils ? Le pressentaient-ils ? Comment ont-ils réagi ? Ont-ils pris parti ? Comment le vivent-ils au quotidien ? Quelle perception ont-ils de cet événement fondateur de leur courte vie ?
Cent questions
Nous avons rencontré une centaine d’enfants en France et à l’étranger, et chaque fois nous concluions notre entretien par l’interrogation suivante : « Aujourd’hui, quelle question aimerais-tu poser à tes parents ? » C’est donc cent questions à l’adresse des adultes que nous avons recueillies et que nous partagerons sur scène. C’est un processus au long cours qui nous a permis de créer les conditions d’une parole authentique dégagée des principes et normes inculqués par les adultes. La Dispute n’est ni un documentaire, ni une pièce de fiction à proprement parler, mais plutôt une fiction sur le réel. Une façon de reconstruire la séparation telle que les enfants l’ont vécue dans leur propre chair.
En écoute, Tous en scène, Aurélie Charon invite Mohamed El Khatib :
https://www.franceculture.fr/emissions/tous-en-scene/les-enfants-de-8-an...
«LA DISPUTE» : MOHAMED EL KHATIB ET LES MOMES DE LA DISCORDE
Condensant les récits de plusieurs centaines d’enfants dont les parents sont séparés, le metteur en scène réussit à obtenir de ses six jeunes interprètes une alchimie libératrice.
Ils ont 8 ans et se déplacent sur un Lego dont les pièces s’imbriquent avec des petits bruits caractéristiques. Ce sont eux, les enfants, qui organisent l’espace, construisent des pupitres ou un siège, déplacent une maman Playmobil ou vont chercher un père habillé en footballeur : «Bonjour les clichés, on n’a pas trop le choix chez Playmobil.» C’est joyeux et rythmé, les six jeunes amateurs qui ont pris le plateau sont visiblement heureux d’être là, face à nous, les adultes, qu’ils mettent sur la sellette en leur adressant, deux fois durant la représentation, une mitraille de questions, «car peut-être qu’il y a des parents ce soir dans la salle». Laquelle salle répond affirmativement un peu comme au Guignol du Luxembourg. Comment concevoir un spectacle qui ne soit pas exhibitionniste ni manipulateur, avec des enfants qui évoquent le sujet le plus intime, banal et explosif qui soit : la séparation de leurs parents, et parfois le constat, comme le note très calmement une petite fille, que ses parents «étaient déçus d’obtenir une garde alternée car aucun d’eux ne voulait la garde, maman avait besoin de temps pour travailler, et la nouvelle amoureuse de papa ne voulait pas d’enfant à la maison». Durant cette heure, il arrive que les spectateurs soient bouleversés, et ce sont les enfants, par leurs sourires, une certaine distance qu’ils prennent lorsque ce qu’ils énoncent est trop dur à entendre, qui paraissent prendre en charge cette émotion et protéger le public.
Flûte à bec
Lorsqu’on s’installe dans la salle, l’oeil est attiré par Swann, projetée sur le mur de Lego, qui se coiffe, se décoiffe, s’approche de la caméra, fait des grimaces, puis demande si on l’entend. Non, elle n’est pas là ce soir, elle s’excuse car «normalement», elle joue dans le spectacle. Mais comme ses parents n’ont pas réussi à se mettre d’accord, elle est sur le plateau un week-end sur deux. «Et voilà, pas de chance pour vous, c’est la mauvaise semaine», sourit-elle en nous souhaitant une bonne représentation. Qui commence par l’air des trompettes d’Avignon, joué à la flûte à bec, et comme il se doit, il y a forcément un enfant qui joue faux. Exprès faux ? Vraiment faux ? Ou manière de nous signaler que la perfection n’est pas l’objectif ?
Comme toujours dans les spectacles de Mohamed El Khatib, il est impossible de discerner l’invention du documentaire, à moins de poser la question au metteur en scène. Ce qui emporte, c’est comment les enfants prennent au sérieux les contraintes et les transforment en quelque chose de libérateur, se battent avec l’apprentissage du texte construit à partir de leurs propres mots. Comment ils luttent contre la récitation et obéissent à l’injonction paradoxale d’être spontanés. Ce qui entraîne, c’est comment le groupe se forme, suscite une dramaturgie, converse et échappe à ce qui aurait pu être un catalogue d’anecdotes. Ce sont les enfants rencontrés dans toutes sortes d’écoles primaires («dans plein de pays», croit savoir Aaron), qui ont choisi le sujet de la pièce. «La "dispute", comme les enfants l’appellent, était le thème qui revenait systématiquement quel que soit le milieu social. Elle revenait le plus souvent sous la forme de ses conséquences : l’organisation du temps et de l’espace, avoir deux maisons mais pas forcément deux chambres, une maison qu’on dit chez soi, et l’autre qu’on nomme "chez papa"», explique Mohamed El Khatib. Avec sa cheffe de projet, Marie Desgranges, le metteur en scène a rencontré une centaine d’enfants dans plusieurs écoles primaires, «250», précise Aaron. «Mais il n’y a pas eu de sélection», affirme El Khatib. «Notre crainte, ajoute Marie Desgranges, était qu’on apprenne des choses terribles lors de l’élaboration du spectacle. Dans ce cas, on ne peut pas faire comme si de rien n’était. Il y a des paroles qu’on n’a pas pu intégrer au spectacle mais qu’on a dû gérer.»
Changements
Les enfants ont le droit de mentir. Comme Imran, par exemple, qui a fait croire au metteur en scène, grâce à des détails qui ne s’inventent pas, que ses parents étaient séparés, pour être intégré dans le spectacle. Les enfants peuvent choisir de ne pas dire leur propre histoire, mais celle de leur camarade. A moins que ce soit le metteur en scène qui le décide, en mêlant plusieurs récits. Camille regrette que sa partie lui paraisse éloignée de sa propre vie car «ça aurait été plus facile d’apprendre le texte et je n’aurais pas eu à mentir». «Même si c’est ça, le théâtre !» coupe un garçon. Eloria, elle, déplore des changements de texte permanents. «C’est un peu énervant : t’apprends un texte, tu le sais bien avec tous les détails, et tous les jours, ça change, Mohamed t’en apporte un nouveau !» Le metteur en scène, lui, souhaite que les enfants parviennent à des moments «plus improvisés», qu’ils se détachent du texte. Durant les répétitions brévissimes - quatre heures par jour pendant les vacances de la Toussaint et cinq jours en août, certains enfants arrivant trois jours avant la première -, il ne s’agit pas de faire et refaire. Et c’est séparément mais sur le même plateau que Mohamed El Khatib travaille avec chacun d’entre eux. Un enfant, qui s’est renseigné avant de venir, questionne : « C’était une femme, Marie Vaux ? »
Libération, Anne Diatkine , 14 novembre 2019
"Sans qu’elle ne soit jamais formulée, la grande diversité des enfants présents sur scène et de ceux qui apparaissent en vidéo fait beaucoup à la force de l’ensemble. Issus de milieux sociaux et géographiques différents, ils font paradoxalement de La Dispute un lieu de rassemblement. Un moment de dialogue, de partage, où la différence des expressions est sans doute l’une des plus grandes sources de l’évidente joie des jeunes à être ensemble, sur ce plateau."
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
"Le talent de Mohamed El Khatib est présent à chaque instant, transcendant avec humour l’ingénuité et parfois la souffrance de chacun. Il a su faire de ces enfants, non pas les juges des adultes mais des jeunes personnes en pleine puissance d’être et de pensée qui considèrent leurs parents comme des animaux étranges dont il faut parfois se méfier et dont on ne peut pas (encore) se passer."
Marie-Agnès Sevestre - Théâtre du Blog, 24 novembre 2019
avec huit enfants et un adulte
conception et réalisation Mohamed El Khatib
cheffe de projet Marie Desgranges
image, montage Emmanuel Manzano
assistanat de projet Vassia Chavaroche
dispositif scénographique et collaboration artistique Fred Hocké
environnement sonore Arnaud Léger
photographie Yohanne Lamoulère
pratique musicale Mathieu Picard
direction de production Martine Bellanza
presse Nathalie Gasser
production déléguée Le Gymnase I CDCN Roubaix – Hauts-de-France
une production Zirlib
en coproduction avec le Festival d’Automne à Paris et le Théâtre de la Ville - Paris, le Tandem Douai-Arras Scène nationale, le TnB - Théâtre national de Bretagne, Espace Malraux - Scène nationale de Chambéry et de la Savoie, la Scène nationale de Beauvais, le Théâtre Paul Éluard, scène conventionnée de Choisy-le-Roi et La Coursive - Scène nationale de La Rochelle. Avec le soutien du Théâtre Liberté – Toulon, de la Scène nationale d’Aubusson, du Théâtre Garonne Toulouse - Scène européenne et du Bois de l’Aune - Aix-en-Provence, Zirlib est conventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication - Drac Centre- Val de Loire, par la Région Centre-Val de Loire et soutenue par la Ville d’Orléans.
Mohamed El Khatib est artiste associé au Théâtre de la Ville à Paris, au Théâtre national de Bretagne à Rennes et à la Scène nationale de Chambéry