1 > 12 juin

UNEO UPLUSI EURSTRAGÉ DIES

Ajax / Héraklès / Antigone de Sophocle

Uneo uplusi eurstragé dies

Gwenaël Morin

A l'invitation de Garonne et du Sorano, Uneo (Ajax, Antigone, Héraklès)  va se déployer au coeur de la cité, en prise directe avec l'ici et maintenant. Les tragédies sont présentées séparément au théâtre Garonne et en intégrale au jardin des Plantes et au jardin Raymond VI. Répétitions ouvertes au public du 1er au 3 juin, au jardin des Plantes.

Initiée en 2006 par l’Adami, l’opération Talents Adami Paroles d’acteurs amène chaque année dix comédien.ne.s de moins de 30 ans à travailler avec un.e metteur.e en scène de renom pour réaliser une création scénique, dévoilée en avant-première au Festival d’Automne. Dans le cadre de la promotion 2019, Gwenaël Morin – ayant eu carte blanche de l’Adami – a sélectionné dix jeunes interprètes et leur a proposé de se lancer avec lui dans un projet à l’image du théâtre qu’il pratique : aventureux, secouant et atypique.

Ensemble, ils s’emparent ici de trois figures emblématiques du théâtre antique – Ajax, Antigone, Héraklès – et puisent le matériau textuel chez Sophocle (dans de nouvelles traductions d’Irène Bonnaud). En résultent trois tragédies distinctes, durant environ une heure chacune. Elles peuvent être vues séparément ou réunies en intégrale – d’où le titre en trompe-l’œil du projet, Uneo uplusi eurstragé dies, dont le sens se déchiffre si on en redécoupe les mots. Dans la version intégrale, un drame satyrique (de 20 à 30 mn) s’ajoute aux tragédies – en interlude ou en épilogue – et apporte un contrepoint plus léger, comme cela se pratiquait en Grèce à l’époque classique.

Sur la scène, ni décors, ni costumes, très peu d’accessoires : toute l’attention se concentre sur la parole et l’action. Accompagnés par un chœur, trois ou quatre interprètes endossent les rôles principaux de chaque pièce, incarnant indifféremment des personnages masculins ou féminins, et font jaillir les mots avec une véracité impétueuse, sans effet superflu.

« Le théâtre nous documente sur notre présence à nous-même. Si le documentaire peut nous faire peur, la tragédie, elle, nous lave. »
Gwenaël Morin

Théâtre
1 > 12 Juin
sam 5 juin / 06:30sam 12 juin / 06:30mar 8 juin / 19:00mer 9 juin / 20:00jeu 10 juin / 20:00
au théâtre Garonne / au jardin des Plantes / au jardin Raymond VI
Coproduction
spectacle Individuel : entrée générale : 16 € / Adhérent, tarif réduit : 12 €
sorano
Uneo uplusi eurstragé dies

Pour Gwenaël Morin, faire du théâtre, ce n’est pas une profession encore moins une occupation : c’est une entière mobilisation, possible en tout lieu et à tout moment. Depuis plus de dix ans, il porte ainsi le Théâtre Permanent, une expérience inédite qui carbure au désir utopique d’un théâtre à plein temps, en interaction constante avec le réel et avec le public.

Qu’il s’inscrive dans des salles de spectacle ou des lieux inhabituels, en intérieur ou en extérieur, ce théâtre surgit au plus brut : peu ou pas de décor, pas de costumes, pas d’artifices, changements à vue, engagement maximal des interprètes – Gwenaël Morin étant lui-même parfois sur scène.

Souvent créées dans un court laps de temps, avec peu de moyens, ses pièces exsudent un impérieux sentiment d’urgence et propulsent une parole fulgurante, dotée d’une rare capacité d’ébranlement. Les textes du répertoire classique, régénérés en profondeur, libèrent ici toute leur puissance expressive originelle, rendue intensément actuelle.

Ayant déjà plusieurs fois mis son Théâtre Permanent en action à Toulouse, Gwenaël Morin revient cette saison – à l’initiative du théâtre Garonne et du Théâtre Sorano – pour présenter Uneo uplusi eurstragé dies. Aussi original par son titre que par son format, ce projet tend à réactiver aujourd’hui le rituel de présentation de la tragédie dans le théâtre grec ancien. Il se compose de trois tragédies (Ajax, Antigone, Héraklès) qui peuvent se voir séparément ou réunies en intégrale. (...)

Un retour à la source du théâtre pour mieux en révéler la force de jaillissement, à la fois poétique et politique.

Jérôme Provençal

Uneo uplusi eurstragé diesÀ propos de la traduction

Conversation autour de la dramaturgie et de la traduction avec Irène Bonnaud. 

IRENE BONNAUD : La tragédie grecque pose les mêmes problèmes de traduction que les autres textes de théâtre, mais en les amplifiant. Il y a différents degrés d’ouverture des possibles à partir d’un texte. Quand je traduis un texte contemporain de l’allemand, qui n’a jamais été traduit auparavant, ce n’est pas tout à fait le même travail que quand je traduis Antigone de Sophocle, étant donné les 253 traductions françaises qui ont précédé. Il faut prendre en compte l’histoire de la traduction.
Dans le cas du corpus grec, il faut sans arrêt faire des choix qui n’existent absolument pas pour la plupart des auteurs contemporains : il y a déjà le problème de l’établissement du texte. On ne possède que des manuscrits byzantins établis quinze siècles après l’écriture des textes. Alors quel moine byzantin avait recopié le plus exactement le texte de Sophocle ? La question même de ce qui est écrit en grec est un problème, il y a déjà des disputes entre les traducteurs pour établir le texte original.
Ensuite, les trois quarts du corpus de l’antiquité ayant disparu, des mots de vocabulaire peuvent n’apparaître qu’une seule fois chez Sophocle ou Eschyle. On n’a aucun autre texte où ce mot apparaît. Donc comment fait-on ? Alors bien sûr, grâce aux outils de la linguistique, on sait à peu près ce que cela voulait dire, mais dans quelle formulation, comment, pourquoi on l’utilisait, cela reste assez mystérieux.
Ensuite se pose la question de la versification – qu’on peut retrouver aussi chez d’autres auteurs bien sûr – mais qui, dans le cas de la tragédie grecque, pose un énorme problème. Le système de la versification grecque n’a rien à voir avec la versification française : c’est une alternance de voyelles longues et de voyelles brèves, le mètre change constamment. Dans une tragédie grecque, il y a plusieurs modules métriques. Comment traduire cela en français ? Il se trouve que la structure syntaxique grecque n’a aucun rapport avec la syntaxe française non plus. La construction n’est pas du tout la même. C’est une langue à déclinaison extrêmement dense avec beaucoup de participes.
Dans le cadre des tragédies grecques, c’est vrai que la situation est presque caricaturale. J’ai souvent discuté avec des metteurs en scène ou des comédiens qui me disent : « Je suis allé dans une librairie, j’ai essayé d’acheter Antigone de Sophocle, mais d’une traduction à l’autre, j’avais l’impression que ce n’était pas la même pièce ! » Dans ces cas-là, il y a des gouffres entre les traductions parce qu’il y a tellement de choix à faire qu’on se retrouve avec des traductions françaises d’aspects radicalement différents.
La question de la traduction est première pour un metteur en scène désirant monter une tragédie grecque. Je ne peux concevoir qu’un metteur en scène montant Œdipe Roi ou Antigone se désintéresse de la traduction qu’il utilise. C’est déjà un choix esthétique, voire un choix politique parce qu’effectivement, on a tendance à se poser la question : « Quel était le rapport des spectateurs grecs au Vème siècle avant J.C. à ce texte qui leur était représenté ? » On peut faire trois ans de colloques à ce sujet parce que personne n’est tout à fait d’accord. Par exemple, une personne comme Jean Bollack, qui a un point de vue extrêmement intéressant sur la traduction des tragédies grecques, a tendance à dire qu’il faut faire violence à la langue française pour arriver à être au plus près de la syntaxe grecque et de la poétique du texte grec. Bollack et toutes les personnes ayant travaillé avec lui n’hésitent pas à désarticuler le français ou, en tout cas, à ouvrir des pistes en français vraiment très étranges ou étonnantes ou dissonantes pour être au plus près de ce que dit le vers grec. Je dois dire que j’ai une position assez différente : je trouve que cette façon de traduire – qui est vraiment passionnante – change complètement le rapport du spectateur au texte. Très souvent, on aboutit à des textes français extrêmement difficiles, denses, à la limite de l’hermétisme – si j’étais méchante. Il ne faut pas perdre de vue que Sophocle était joué devant treize mille spectateurs à Athènes. Je me souviens que, quand je faisais mes études de lettres classiques et que je passais des examens oraux de grec, j’étais toujours très contente de passer sur Euripide et Sophocle en version, parce que c’était une langue « relativement facile ». Chez Sophocle, comme chez Racine, il y a environ mille mots de vocabulaire. Ce ne sont pas des mots difficiles que l’on trouve chez ces auteurs-là, ce sont des mots issus de la vie quotidienne, concrets : comme « la main », « le travail », « faire », « coudre ». Il ne s’agit pas d’un vocabulaire recherché, ce ne sont pas des formulations étranges. Il y a là une sorte de paradoxe : lorsqu’on se rapproche des tournures grecques, on est au plus près de la langue, mais on fausse aussi le rapport que les spectateurs pouvaient avoir à cette langue-là.
Je ne peux pas concevoir qu’un metteur en scène n’ait pas de très longues conversations avec le traducteur du texte pour savoir dans quelle direction il veut aller avec le spectacle.

ANTHONY LIEBAULT : Donc les choix de traduction, dans ce cas-là, se font avec le metteur en scène finalement ?

IRENE BONNAUD : La traduction d’Antigone de Sophocle, que j’ai fait en collaboration avec Malika Hammou, a été commandée par Jacques Nichet au Théâtre National de Toulouse. Il en a fait une mise en scène. Et la saison dernière, la même traduction a été mise en scène par Gwenaël Morin. Et je peux vous dire que ça n’avait aucun rapport. Mais notre geste fondamental de traducteur était là et je pense qu’on entendait à chaque fois extrêmement bien ce qu’on avait fait.
Travail de traduction/Travail de plateau : une frontière perméable

IRENE BONNAUD : Dans Antigone de Sophocle, les mots, les phrases sont extrêmement simples, mais l’extrême difficulté de cette pièce, son énigme absolue, sa complexité, vient de l’ensemble du texte et de son interprétation. […] Avec Malika Hammou, nous avons choisi un style très paratactique, nous avons essayé de casser cette obligation de la subordonnée pour rendre la vitesse, la concision, presque l’urgence du texte d’origine. Antigone est une pièce où tout le monde est impatient. On dit à Antigone : « Mais laisse faire, les Dieux vont s’occuper du cadavre. » Mais non, elle veut agir tout de suite. Et tout le monde dit à Créon : « Tes changements politiques, laisse faire le temps ! » Mais non, il veut fonder un nouveau régime tout de suite. Il y a une espèce d’urgence générale dans cette pièce qui est vraiment très brève en grec. Urgence qu’il est fondamental de rendre dans le texte français aussi.

ALICE CARRE : Peut-on dire que c’est une manière d’anticiper la prise du texte par l’acteur ?

IRENE BONNAUD : Oui. D’ailleurs non seulement je ne rechigne pas mais j’aime bien assister aux premiers jours de répétitions, entendre les acteurs lire la traduction. Et il arrive qu’ils demandent des modifications ponctuelles et qu’ils aient raison. Quand je traduis, j’ai tendance à dire à haute voix tout ce que je traduis, mais c’est encore plus intéressant d’entendre les premières lectures, le début des répétitions. Il y a toujours des choses dont on ne s’est pas rendu compte.

JEAN-PAUL MANGANARO : J’assiste toujours à la première lecture pour voir si les cadences sont bonnes, justes, s’il y a des problèmes, si ça marche en tout cas. Après, je n’aime pas rentrer dans l’intimité de quelque chose dont je serai exclu de toute façon. C’est une autre histoire. Alors, est-ce qu’on est prêt à y rentrer dans cette autre histoire ? Personnellement, je dis non, de même que je n’ai jamais voulu suivre les répétitions de metteurs en scène pour lesquels j’ai travaillé, sauf si on me demande quelque chose, alors là évidemment je me sens en devoir d’être disponible et de fournir des explications sur la traduction.
« La responsabilité de faire passer la parole d’un auteur »

IRENE BONNAUD : […] Evidemment, il y a la pratique de l’adaptation, mais je tiens beaucoup à l’idée de la traduction théâtrale. C’est vraiment quelque chose qui existe et qu’il faut défendre. Ce n’est pas pareil que vaguement adapter. On a quand même la responsabilité de faire passer la parole d’un auteur…

ALICE CARRE : … Sans la simplifier ou la rendre plus aisément transposable…

IRENE BONNAUD : Oui, c’est ça. Dans le cas de la tragédie grecque, souvent, quand on essaye d’adapter, on nivelle par le bas, parce qu’on essaye de supprimer les difficultés, de supprimer les choses qui posent problèmes, on se dit que personne ne va comprendre. Comme dirait Jacques Rancière, je suppose l’intelligence du spectateur. Il faut postuler que les gens seront touchés par ce travail-là.

https://journals.openedition.org/
Rencontre Dramaturgie et traduction
Table ronde organisée par Agôn le 29 Mai 2010 dans le cadre du Festival « Les Européennes » au Théâtre des Ateliers à Lyon.

Uneo uplusi eurstragé diesPresse

Théâtre : Gwenaël Morin lance tambour battant le Festival d’automne
Le metteur en scène monte trois tragédies pour le grand rendez-vous culturel de la rentrée en Ile-de-France.

La météo n’aura pas la peau du théâtre. Il est 6 h 30, samedi 5 septembre. Il pleut doucement. On a rendez-vous avec Ajax, Antigone et Héraklès. La Cartoucherie de Vincennes sort de la nuit. Déjà installée en demi-cercle sur la « prairie », une centaine de spectateurs masqués est là. Qui assis sur une couverture, une chaise, qui emmitouflé dans sa doudoune ou son imper. Des silhouettes s’agitent dans l’aire de jeu cernée au sol par un épais trait de craie rouge.

C’est parti vite et ça n’arrêtera pas pendant près de cinq heures. « Ajax » est la première des trois tragédies qui ouvrent le Festival d’automne
Pas le temps de prendre ses marques, une voix masculine fend l’air. Ajax, le héros de Sophocle, vient d’égorger un troupeau de bêtes en croyant qu’il s’agissait des amis d’Ulysse. Rejoint par une cohorte de comparses, il nous emporte torse nu dans le vent mauvais de son destin et de son suicide pendant que l’on se replie sous un parapluie ou à l’abri des arbres.
C’est parti vite et ça n’arrêtera pas pendant près de cinq heures. Ajax est la première des trois tragédies qui ouvrent le Festival d’automne, en partenariat avec l’Atelier de Paris. Viendront Antigone et Les Trachiniennes, autour d’Héraklès, également centrées sur le thème de la mort.
Dans la mise en scène très physique de Gwenaël Morin, dont on connaît aussi la voracité marathonienne, cette triplette intitulée Uneo uplusi eurstragé dies lance deux jours de spectacles, films et concerts entièrement gratuits, distribués entre la Cartoucherie de Vincennes et l’Espace Cardin, à Paris (8e).
Elle donne le pouls de ce rendez-vous inhabituel imaginé par Emmanuel Demarcy-Mota, directeur de la manifestation. Sur le modèle de la réouverture, lundi 22 juin, de l’Espace Cardin - Théâtre de la Ville, qu’il pilote également, il a imaginé ce week-end inédit en complicité avec les directrices artistiques du Festival d’automne, Marie Collin et Joséphine Markovits. Un débat d’idées sur le thème de la pandémie et de la transformation des relations sociales complète le programme.

Gwenaël Morin bouscule
Le choix de Gwenaël Morin est parfait. Son théâtre est direct, pulsant, net. Gros morceau sans doute que ces trois tragédies de Sophocle, qui passe comme une lettre à la poste. Mais pourquoi ce démarrage à l’aube ? « Le fait de se lever pour aller au théâtre, le fait de traverser la nuit pour attendre que ça commence, puis que le soleil se lève à l’intérieur du spectacle, cela crée un renversement », explique le metteur en scène dans le dossier de présentation.
La fougue et l’ardeur des comédiens soutenus par l’intensité nerveuse de Morin qui veille sur eux au premier rang ne nous lâchent pas
Depuis les années 2000, Morin bouscule. Il est l’homme du Théâtre permanent, dont la compagnie, pendant un an, en 2009, aux Laboratoires d’Aubervilliers, a joué régulièrement et gratuitement Lorenzaccio, Hamlet ou Bérénice. Il a aussi mis en scène, entre autres, quatre pièces de Molière en 2016 et quatre Fassbinder, avec lesquelles il avait déjà ouvert le Festival d’automne, en 2013. Autant dire qu’il ne fait qu’une bouchée d’Ajax, d’Antigone et d’Héraklès, fouettés par une troupe de jeunes acteurs âgés de 25 à 30 ans.
Son parti pris d’un art volontairement pauvre, fabriqué avec les moyens du bord et les vêtements du jour – ici, beaucoup de sweat-shirts –, colle au plein air. Un seul panneau en carton de plus en plus gondolé sous la pluie sert de décor tout en dissimulant les coulisses minuscules. On peut observer parfois en même temps l’action et ses préparatifs avec changements de costumes et d’accessoires. Cela ne découd pas la fiction théâtrale tragique qui se déroule de toute urgence devant nos yeux. La fougue et l’ardeur des comédiens soutenus par l’intensité nerveuse de Morin qui veille sur eux allongé dans l’herbe au premier rang ne nous lâchent pas. Leur projection dans Sophocle est éloquente, sincère.
Le texte sonne fort et précis dans la traduction d’Irène Bonnaud qui rend Sophocle presque familier, et c’est un bonheur. Il tape là où il faut : au cœur et au ventre. La fraîcheur de l’air de plus en plus humide au fil du temps n’entame pas la ferveur silencieuse du public qui se requinque à chaque entracte d’un café-croissant, puis d’un verre de vin-charcuterie. Il est 11 heures lorsqu’on émerge de ce champ de massacre, les pieds gelés mais le cerveau en ébullition.
*Uneo uplusi eurstragé dies sera présenté à Toulouse, du 1er au 12 juin aux alentours du théâtre Garonne et du théâtre Sorano.

Rosita Boisseau, Le Monde, 7 septembre 2020