19 - 23 février 2019

By Heart

Tiago Rodrigues

By Heart

Tiago Rodrigues [Portugal]

Auteur et metteur en scène, directeur artistique du Teatro Nacional D. Maria II à Lisbonne depuis 2014, Tiago Rodrigues est l'un des artistes importants du théâtre en Europe. Aussi, revoir aujourd'hui l'un de ses spectacles devenu "culte", By heart, présenté au Garonne en 2014, permet de mesurer, grâce au chemin parcouru - Bovary, Antoine et Cléopâtre, The way she dies pour tg STAN (avec lesquels il découvrit le théâtre) - les constantes d'un théâtre à dimension humaine.

Dans By Heart, Tiago Rodrigues nous conte une histoire : celle de sa grand-mère qui, devenue aveugle, demande à son petit-fils de lui choisir un livre qu’elle pourrait apprendre par coeur. Mais que signifie au juste « apprendre un texte par coeur » ? Et comment se tenir, avec le public, au plus près de cette question, de son urgence, de sa charge ? se demande le jeune metteur en scène portugais. En conviant chaque soir dix spectateurs à accomplir ce geste, Tiago Rodrigues ne se contente pas de brouiller les frontières entre le théâtre, la fiction et la réalité. Il invite des hommes et des femmes à éprouver, partager, le temps de la représentation, une expérience singulière : celle de retenir un texte et de le dire. Un acte de résistance artistique et politique, tout autant qu’une lutte contre le temps, l’oubli, le vieillissement, contre l’absence et la disparition. Un geste aussi intime que politique.

Rencontre publique avec Tiago Rodrigues 
vendredi 22 février à l'issue de la représentation, modérée par l'Association pour la Cause Freudienne.

 

 

Théâtre
19 > 23 Février
mar 19 fév / 20:00mer 20 fév / 20:00jeu 21 fév / 20:00ven 22 fév / 20:30sam 23 fév / 20:30
théâtre Garonne

durée 1h30 environ
reprise
de 10 à 25 €
By HeartEntretien

ENTRETIEN AVEC TIAGO RODRIGUES / PROPOS RECUEILLIS PAR STEPHANIE CHAILLOU

Quel est le point de départ de ce projet BY HEART ?
Tiago Rodrigues C’est ma grand-mère. Elle a 94 ans, elle a des problèmes aux yeux, elle ne peut plus lire, or lire est une chose qu’elle a toujours aimé faire. Elle était cuisinière dans un petit village, mais elle a toujours aimé le savoir, la littérature et j’avais pour habitude de lui prêter des livres. Un jour, elle m’a demandé de ne plus lui prêter de livres, et même de reprendre ceux qu’elle avait en sa possession (ils sont sur le plateau aujourd’hui, dans des cageots) ; surtout, elle m’a demandé de choisir un livre qu’elle pourrait apprendre par cœur.  C’est là qu’a commencé ma quête du bon livre, le livre juste, celui que ma grand-mère pourrait apprendre par cœur. Là aussi qu’a commencé mon travail sur ce que signifie apprendre un texte par cœur. Et, au fil de mes recherches (j’ai notamment visionné de manière obsessionnelle une interview de George Steiner sur le sujet, qui est devenue une sorte de mantra pour moi), je me suis rendu compte que je devais faire un spectacle, une pièce de tout cela, sur tout cela, avec tout cela. Le point de départ de cette pièce est donc un élément de mon histoire personnelle, un élément de la réalité de ma vie familiale, mais ensuite, les choses se complexifient, se brouillent. Précisément, ce qui se passe sur le plateau, c’est une disparition des frontières entre réalité, théâtre, Histoire, fiction, références littéraires… Ça prend une forme labyrinthique. Mes derniers travaux qui trouvaient leur origine dans le réel, dans la réalité, dans des faits historiques extérieurs à l’espace de la représentation théâtrale, posaient aussi cette question de savoir comment manipuler cette matière avec les outils du théâtre. Selon moi, il faut accepter que les frontières ne soient pas claires. La fiction et le réel s’interpénètrent. À partir du moment où il est dit par un comédien, un vers de Racine devient réalité, parce que c’est réellement qu’une voix énonce les mots de Racine. En tant que comédien, metteur en scène, écrivain, il m’importe que le public saisisse cette dimension de la réalité sur scène. Je ne propose pas au public un intermède dans le temps de la vie, mais bien du réel sur un plateau.

Il est question dans BY HEART de l’importance de la transmission, de la mémoire et de l’acte de résistance que représente le fait de retenir un texte par cœur.  Diriez-vous que c’est là la mission, la fonction, le rôle du théâtre ?

T. R. Pour moi, faire du théâtre c’est être toujours en apprentissage ; le théâtre n’est donc pas quelque chose de défini, ni que je souhaite définir. Ce que je peux dire par contre, c’est que le théâtre en tant que lieu, me semble être en soi un espace de résistance. Quand le public fait le choix d’aller physiquement dans une salle de théâtre, je vois ce choix, ce geste comme un geste alternatif à un comportement dominant majoritaire et donc comme un geste de résistance. Et cet aspect, je ne l’oublie pas quand je considère le public assis dans la salle : je mesure que ces gens assemblés qui ne se connaissent pas ont ça en partage : s’être déplacés pour venir jusqu’au lieu du théâtre. Pour revenir à BY HEART, il s’agit effectivement d’une pièce sur la résistance, mais au sens large, pas seulement politique. Quand Nadejda Mandelstam fait apprendre par cœur dans sa cuisine à 10 personnes les vers de son mari le poète Ossip Mandelstam, il s’agit d’un geste de résistance artistique et politique contre le régime totalitaire stalinien, mais il s’agit aussi d’un geste de résistance contre l’absence, le vide que laisse son compagnon, son mari. Apprendre par cœur c’est aussi résister contre le temps, le vieillissement, la décadence du corps, comme dans le cas de ma grand-mère. Ce à quoi je suis sensible, ce qui m’intéresse ici, et dans le théâtre en général, c’est ce mélange du public et de l’intime. Le public devient intime et l’intime public. On retrouve la racine vitale du théâtre : sa capacité à questionner autrement la vie dans la cité, sa capacité à inventer un langage pour penser la vie dans la cité.

Dans BY HEART vous partagez le plateau avec dix spectateurs qui, au fil de la représentation, vont apprendre par cœur un sonnet de Shakespeare, sonnet dont il est question dans le texte que vous-même interprétez sur le plateau. Quel sens, ou fonction donnez-vous à ce geste (inviter des spectateurs sur un plateau) ? Que cherchez-vous à produire par ce type de forme ?

T. R. Tout d’abord, je voudrais dire que j’ai été frappé de voir combien les dix spectateurs qui sont chaque soir sur scène s’impliquent dans la mission que je leur confie : apprendre par cœur le sonnet 30 de Shakespeare. Cela devient quelque chose de très important pour eux, les engage véritablement. Chacun réagit différemment, selon sa personnalité, mais à chaque fois je mesure l’engagement que ça représente pour eux, et aussi le fait que ça les rassemble, cette expérience qu’ils font. Il y a, à chaque fois, par le fait que l’expérience est commune, partagée, un collectif qui émerge, la naissance d’un « nous ». Je les appelle le « peloton sonnet 30 de Shakespeare ». Le choix d’inviter des spectateurs à monter sur scène a été un choix très réfléchi. Ce geste est advenu comme un geste de partage. Le théâtre a toujours été pour moi un lieu de transmission, de partage. Mais un partage qui ne vise rien, dont je ne peux pas dire ce qu’il va produire, s’il va produire quelque chose. En invitant les spectateurs sur scène, c’est comme si je leur avais dit : « Je vous invite chez moi, dans ma cuisine » (tout comme Nadejda Mandelstam invitait dix personnes dans sa cuisine pour apprendre la poésie de son mari) ; « je vous invite à faire ce que je fais, moi qui suis un comédien : apprendre un texte par cœur et le dire ». Tout comme j’ai une relation très personnelle aux textes que j’apprends par cœur (j’aime bien dire que les comédiens sont les veufs des auteurs, exactement comme Nadejda était la veuve du poète Ossip Mandelstam). J’invite ces spectateurs à partager mon geste, à engager eux aussi une relation personnelle aux textes, ici un sonnet de Shakespeare. Mon invitation est juste celle-ci. Rien de plus. Il n’y a pas de dimension symbolique ou autre. Le public peut voir des symboles dans la présence de ces dix spectateurs, mais pour moi c’est seulement ça. Une invitation qui n’est pas un artifice. Les dix spectateurs ne sont ni surpris, ni manipulés, ni piégés. Et on va, tous ensemble, redécouvrir combien la grammaire la plus simple pour un comédien (le geste de parler, d’ouvrir la bouche) est très dure en fait, est ce qu’il y a de moins naturel, de plus difficile. Cette expérience avec eux sur le plateau nous réapprend des choses auxquelles on ne pense plus : ce que c’est qu’un homme qui parle sur scène, ce que signifie ouvrir la bouche et parler devant un public. On retrouve de l’étonnement devant ce geste premier de tout comédien.

Tiago Rodrigues, 2014

By HeartSur By Heart

Une foule observe un éléphant au sommet d’une montagne enneigée. L’éléphant est le plus grand animal qui se trouve sur Terre. Cependant, celui-ci doit être environ 100 fois plus grand qu’un éléphant commun. Voilà l’image que Tiago Rodrigues a choisie pour illustrer le dossier de sa pièce intitulée By Heart, quelques mois avant sa sortie.
Face à cette bizarrerie, les spectateurs s’interrogent. Que fait un éléphant au sommet d’une montagne enneigée ? Comment est-il arrivé là-haut ? Ou encore : mais cet éléphant a une taille extraordinaire, pourtant à cette distance ce ne devrait être qu’un point à l’horizon. Comment est-ce possible ?
Devant un tel phénomène, les opinions divergent, chacun a un commentaire à faire, chacun possède un souvenir de ce qu’il a vu, et tous sont confrontés à cette bizarrerie. Chacun a sa propre version de l’événement. Face à ce qui nous étonne, nous émeut, nous racontons inévitablement aux autres ce que nous ressentons et à cette narration nous ajoutons notre propre émotion et nous changeons certains détails. La mémoire est caméléonesque et adopte la couleur du transmetteur. Nous nous trouvons devant deux phénomènes : la perception et la transmission. Dans l’interstice qu’il y a entre les deux apparaît une possibilité de poétique.
Georg Steiner affirme que ”lorsque meurt un langage, meurt également une manière de percevoir le monde". Il nous dit aussi que nous nous trouvons à la fin de l’ère des livres. Quand Tiago Rodrigues réunit 10 spectateurs et leur demande d’apprendre par coeur (by heart) un sonnet de Shakespeare, il leur demande en fait d’apprendre "avec le coeur", leur offrant ainsi une possibilité de poétique alliée à l’expérience de la poésie. Il joue, inévitablement, le rôle du bibliothécaire de l’éphémère. Si chacun apprend par coeur ce sonnet, ce dernier survivra pour toujours d’une manière virale. Voilà le rôle symbolique des livres dans cette pièce. D’un point de vue formel, ce spectacle est le plus simple que Tiago Rodrigues ait créé jusqu’à ce jour. D’un point de vue conceptuel, il s’agit, probablement, de son oeuvre la plus complexe.
Revenant au photomontage de l’éléphant et de la foule, quelque chose de plus nous surprend. Couleurs saturées, pellicule ectachrome des années 50, vêtements démodés, les corps sont paradoxalement décontractés, évoluant dans une ambiance presque bucolique de contemplation, des gens de plusieurs générations unies par l’expérience du regard, traduisant de la sorte le côté archaïque et éminemment civilisationnel que les livres revêtent. J’ignore si c’était ce public que le metteur en scène avait imaginé, mais il s’est révélé sans doute proche de celui qu’il a rencontré lors des présentations de cette pièce : un échantillon de personnes de la communauté, un public particulièrement hétérogène, à qui il a été demandé d’apprendre un poème de Shakespeare, sur scène, face à d’autres spectateurs, un énorme défi, même pour un/une comédien/comédienne expérimenté(e). " Quand je fais comparoir les images passés / Au tribunal muet des songes recueillis… » Dès lors, le public transgresse divers rituels du consensus théâtral et, de manière militante, joue le rôle de gardien des mots et des idées. Le glissement de la place du spectateur vers celle de l’acteur/metteur en scène, sans que soit pour autant compromise la place du théâtre en tant qu’espace de mémoire, se produit sans que nous nous interrogions sur ce changement. Le partage advient à présent entre spectateurs et l’acteur/metteur en scène joue un rôle de médiateur. By Heart remet en question la place du spectateur et le rend responsable devant l’expérience théâtrale. Le voyage temporel qui traverse le spectacle est, en effet, celui de la responsabilisation. Ce même voyage que décide d’entreprendre la grand-mère de Tiago lorsqu’elle s’obstine à mémoriser un livre entier avant que ne survienne l’inévitable cécité qui approche (situation dans la pièce, mais aussi dans la vie réelle).
Cet acte d’obstination est le contrat que, soir après soir, le théâtre signe entre acteurs et spectateurs. Le contrat de la mémoire, cette ultime frontière du live art, que tout pouvoir exècre tant, étant donné qu’il ne peut se vendre, ni s’acheter, ni se mesurer ou taxer, et qui transfère à chaque spectateur la responsabilisation de quelque chose qui s’est révélé important, quoiqu’éphémère. »

Rui Horta
Chorégraphe et directeur artistique de O Espaço do Tempo

By HeartL’imagination au pouvoir

Mon opinion, la voici : s’il est une chose à notre époque qui  puisse  être  utile,  c’est  la  violence.  Nous  savons  ce  que nous pouvons attendre de nos princes. Tout ce qu’ils nous ont concédé leur a été arraché par la nécessité. Et même  les  concessions  nous  ont  été  jetées  comme  une  grâce mendiée et un misérable jouet d’enfant .

Ces mots, extraits d’une lettre de Georg Büchner   adressée  à  ses  parents  en  1833, ont été les premiers que j’ai entendus prononcer sur une scène par Tiago Rodrigues. C’était en été 1997, lorsque Jorge Silva Melo invita la compagnie de théâtre belge tg STAN à présenter au Centro Cultural de Belém (C.C.B.) une  série de spectacles et animer un atelier de deux semaines réunissant environ vingt-cinq jeunes comédiens  portugais. À l’époque, tout et tous étaient  jeunes : le C.C.B. avait à peine 5 ans, tg STAN un peu plus de 8, Jorge n’en avait pas encore 50. À 21 ans (le même âge qu’avait Büchner quand il écrivit la lettre en question), Tiago était le plus jeune d’entre nous. Il  fréquentait encore le Conservatoire (École supérieure de théâtre et de cinéma). Il n’avait sans doute pas la technique de certains de ses collègues plus âgés, mais il est entré sur cette scène de Black Box et a prononcé les mots de Büchner avec une telle clarté, une telle authenticité et une telle intelligence qu’il était impossible de ne pas le remarquer. Voilà  qui  allait  marquer  le  début d’une longue idylle avec tg STAN. D’ailleurs, Tiago cosignerait près de sept spectacles avec la compagnie belge (outre quelques  participations  ponctuelles  à  diverses  autres  pièces), mais voilà qui est une autre histoire.
Juillet encore, cette fois en 2006. Tiago Rodrigues m’a demandé de participer à Urgências 2006, le  second  volet d’une  série  de  courtes  pièces  jouées  au  Théâtre  Maria Matos, écrites par une douzaine de dramaturges portugais et  interprétées  par  un  groupe  de  comédiens  autour  de  la  question  :  qu’est-ce  que  tu  as  d’urgent  à  me dire ? La compagnie de théâtre Mundo Perfeito avait été fondée trois ans plus tôt et Urgências était la première cristallisation  d’une  compagnie  qui, quelques années plus tard, allait occuper une place essentielle dans le panorama  du théâtre portugais et international. Autour de Tiago Rodrigues, acteur, metteur en scène et écrivain, et de Magda Bizarro, productrice, photographe et   responsable   financière,   Mundo   Perfeito   produit des spectacles toujours  innovateurs,  qui  concilient  le contemporain  à  l’accessible,  la  densité  à  l’humeur.  À un rythme vertigineux   (trente-deux   productions   en  dix  ans !),  Mundo  Perfeito  développe des projets qui, très souvent, commencent par l’écriture d’un nouveau texte. Résultat : un  répertoire étonnant, inspiré par l’urgence de susciter le débat autour d’une série de questions  pressantes. La succession de productions de Mundo Perfeito s’apparente à un processus d’apprentissage, reflétant une insatiable curiosité et une foi profonde dans le principe humaniste de l’homo universalis, l’image de l’artiste qui préfère acquérir une connaissance générale du monde plutôt que de choisir une spécialisation. Un one-man-ensemble. Cependant, la compagnie Mundo Perfeito est tout sauf une entreprise solitaire. La compagnie se veut clairement être une maison ouverte, à la recherche constante de compagnons pour son auto-proclamée  «  bataille  contre  les  forces  du  mal  »,  laquelle est menée grâce à une série de collaborations avec  un  nombre  impressionnant d’artistes portugais et internationaux : les Libanais Rabih Mroué et Tony Chakar dans Yesterday’s  Man  (2007)  ;  João  Canijo, le Congolais Faustin Linyekula, la compagnie nord-américaine Nature Theater  of  Oklahoma et le Croate Sergej Pristas, pour ne parler que de quelques-uns de ceux qui ont participé à plusieurs éditions de Estúdios (2008 à 2010) ; Tim Etchells, Alex Cassal, Miguel Castro Caldas, José Luís Peixoto, José Maria Vieira Mendes et Jacinto Lucas Pires, entre autres, dans Hotel Lutécia (2010) ; des compagnies comme tg STAN dans Bérénice (2005), la Companhia  Maior dans Bela Adormecida (2010), les Hollandais Dood Paard dans The Jew (2011) et les Brésiliens du groupe Foguetes Maravilha dans Mundo Maravilha (2012).
En outre, cette maison ouverte a accueilli une série d’hôtes réguliers. Tout au long de ces dernières années, un ensemble  de  comédiens a fini, de facto, par faire corps avec la compagnie, sans perdre pour autant sa liberté de s’engager dans d’autres projets hors de Mundo Perfeito. Refusant tout compromis, l’ensemble formé par Cláudia Gaiolas, Tónan Quito, Paula Diogo, Gonçalo Waddington et quelques autres est fondamental dans la mesure où Mundo Perfeito, pour l’essentiel, fait du théâtre vivant : spectacles enracinés à  200  %  dans  l’ici-et-maintenant, à mille lieux des conventionnelles répétitions, fortement engagés dans la rencontre singulière entre ces acteurs et ce public, dans cet espace, ce  soir-là. Cela implique une grande responsabilité (et liberté) de la part des comédiens auxquels, chaque soir, incombe le devoir de réinventer le spectacle.
Par-dessus tout, c’est une  manière particulièrement généreuse de faire du théâtre, en  tirant parti au maximum du singulier pouvoir de ce moyen de communication, générosité qui donne origine à des spectacles tout à fait accessibles, sans jamais être ni paternalistes ni populistes. Théâtre vivant. Pour Mundo Perfeito, il y a une autre façon de mêler la scène et la vie  :  inviter  Pedro Passos Coelho (Premier ministre), João  Adelino Faria (journaliste), Marcelo Rebelo de Sousa (homme politique et commentateur TV), ou Alberto João Jardim (Président de la région autonome de Madère) à intervenir directement sur une scène. On dessine un plan de Beyrouth sur les murs du théâtre. Les odeurs et les bruits de la cuisine de O que se leva desta vida sont plus intenses que ceux d’une cuisine de la vie réelle. À leur grand étonnement, personnages et situations se révèlent à eux-mêmes, dans une salle de théâtre, plus vrais que nature, hyperréels. Dans les spectacles de Mundo Perfeito, la distance métaphorique entre scène et réalité semble être, à première vue, pratiquement nulle. C’est le mouvement opposé de ce qui se produit traditionnellement dans le théâtre de répertoire : une pièce de l’Antiquité grecque, une autre de Shakespeare, d’Ibsen ou de Molière sont mises en scène pour démontrer l’universalité de la condition humaine, à  travers le temps et l’espace. Dans l’univers de Mundo Perfeito, ce n’est pas un Créon qui nous place devant le miroir de la corruption et de l’aveuglement du pouvoir, c’est plutôt un Pedro Passos Coelho, enlevant ses chaussures et mangeant un croissant, qui devient Créon. Situations du quotidien élevées au rang de l’universalité. C’est une manière de faire du théâtre proche peut-être de quelqu’un comme le Hongrois Béla Pintér qui s’inspire de thèmes particulièrement locaux et datés pour raconter des histoires véritablement universelles.
Ici,  la  fiction joue le rôle principal. Ce que Mundo Perfeito fait est tout sauf du théâtre documentaire. Bien au contraire, elle entraîne la réalité sur la  scène, réalité impudemment manipulée et fabulée, ponctuée de «et  si... »,  où l’imagination vagabonde en toute liberté. Il y a quelque chose d’incroyablement subversif dans ce pouvoir de l’imagination, dans cette volonté de revendiquer le droit de rêver à nouveau une réalité toute nouvelle, bien que celle-ci  ait  encore  les  mêmes ingrédients de l’ancienne. C’est quelque chose qui se rapproche de la naïveté presque infantile et provocatrice des  dadaïstes (il  suffit de s’attarder sur le nom de la compagnie), d’un Kurt Schwitters qui proclamerait : " nous  exigeons  l’abolition  immédiate de tous les abus dans le  monde  entier  (extrait du manifeste An alle Bühnen der Welt). À propos du monde : même si cela peut surprendre, Mundo Perfeito, avec ses spectacles aux thèmes si particuliers est, de loin, la compagnie de théâtre portugaise la plus réputée sur le plan international.(...)  Tiago a comparé le fonctionnement de Mundo Perfeito à «  un petit commerce de proximité, à une épicerie  du  coin  de la rue, où l’essentiel est l’humanité, l’authenticité et l’honnêteté, où chacun sait d’où proviennent les produits et où ils vont ».

Thomas Walgrave
Directeur artistique du festival alkantara