Jeanne Candel

Portrait

Si l’on nous demandait le bienfait le plus précieux de la maison, nous dirions : la maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix.
Gaston Bachelard, Poétique de l’espace

Jeanne Candel aime les lieux, ils l’inspirent. Sentir comment ils ont été traversés, ce qui les hante, se laisser habiter par eux, écouter ce qu’ils lui racontent. Mémoires, récits, histoires, comme pour saisir peut-être, dans les traces qu’elles y ont laissé, la substance de quelques vies humaines. Car les lieux, comme les boîtes crâniennes, cages thoraciques et corps de contrebasse que l’on croise dans ses pièces, se font avant tout caisses de résonnance du théâtre qui s’y joue, au sens le plus shakespearien du terme – All the world’s a stage... Un théâtre né d’une fascination de petite fille devant Le Bourgeois Gentillhomme par Jérôme Savary à la Halle aux Grains de Toulouse, qu’elle a cultivée ensuite aux ateliers Jules-Julien. Car Jeanne Candel, avant d’être parisienne, fut toulousaine. Et le théâtre Garonne demeure l’une de ses maisons de coeur : lycéenne, puis étudiante en lettres, elle y a découvert le théâtre Tattoo, Maguy Marin, Josef Nadj, les tg STAN... Univers artistiques d’ouverture et d’insolence qui l’ont accompagnée lors de sa formation au conservatoire du Ve arrondissement de Paris, puis au National, où elle a travaillé dès 2002 avec Andrzej Seweryn, Joël Jouanneau, Muriel Mayette et Arpàd Schilling.

S’est à alors constituée autour d’elle – puis de Samuel Achache jusqu’en 2020 – la belle bande de comédien·nes, musicien·nes et technicien·nes devenue la vie brève en 2009. Quelques fondamentaux de ce collectif ouvert : un fonctionnement horizontal, un intense travail de plateau reposant sur l’inventivité des acteur·trices, et une hybridation constante entre théâtre et musique. All the stage’s a world, pourrait dire quiconque a assisté à l’une de leurs créations. Le lieu à la fois compact et infini du plateau est en effet investi comme un laboratoire des possibles, où tous les langages peuvent s’entrelacer. D’improvisations en variations, l’oeil malicieux et pointu de la metteuse en scène provoque des situations nourries d’images fantasmatiques et de mythes, et suscite le chaos pour tisser à l’intérieur la trame de ses histoires, irriguées par son importante culture artistique et littéraire. En résultent des précipités de vie aux lectures multiples, bricolages extraordinaires et rigoureuses fantaisies, fourmillant de clins d’oeil et de symboles, mêlant grotesque et sublime, réalité triviale et poésie surréaliste, tout en présentant une incroyable cohérence.

« Des opéras avec les moyens du théâtre » voulait-elle créer – avant de mettre en scène de véritables opéras depuis 2019 : faut-il croire en les pouvoirs de la scène, des comédien·nes, ainsi qu'en ceux d'un public incité à jouer de son imaginaire avec cette jubilation enfantine qu’est d’abord celle du théâtre ? Et qui mène finalement aux arcanes de l’inconscient. Robert Plankett (2010), Le Crocodile trompeur/Didon et Énée (2013), Le Goût du faux et autres chansons (2014), Orfeo/Je suis mort en Arcadie (2017), Demi Véronique (2018), La Chute de la maison et Tarquin (2019), et aujourd’hui Baùbo, De l’art de n’être pas mort explorent ainsi des forêts et des ventres, des sous-sols et des ciels, des chambres, des gueules de Léviathan, jusqu’à l’entrecuisse d’une déesse. S'y affirme un univers esthétique puissant et une profonde quête ontologique, tout en témoignant d’un positionnement philosophique et politique. Le fonctionnement collectif, la recherche du pluriel jusqu'à l'oxymore, l’exigence artistique qui ne contredit pas le plaisir simple de jouer et de rire ensemble...

Agathe Raybaud